722 1tEVUE DES DEUX MONDES. un monde nouveau, plus sérieux, plus viril que celui du collège. Amolli, et diminué, comme je l'étais, par l'existence bourgeoise et presque uniquement matérielle, que je menais alors, j'eusse peut-être cédé, pour peu que mes parents y eussent tenu la main. J'aurais été entraîné par mon milieu, je me serais laissé glisser sans trop de peine à une carrière toute tracée ; j'aurais fait, par un geste héréditaire, ce qu'avaient fait tous les miens, tous les mâles de ma lignée maternelle, depuis deux ou trois cents ans. Rien de plus naturel I... Mais ensuite, ressaisi par mon vrai démon, par mon bon génie, que d'efforts il m'aurait fallu pour remonter le courant ! D'autant plus que l'entreprise paternelle était vouée à un échec prochain et que, me trouvant bientôt dans la nécessité de gagner ma vie, je n'aurais eu dans la main qu'un métier de manoeuvre embrassé à contre-coeur. Je ne peux pas dire qu'en cette occurrence un hasard providentiel me sauva : ce fut mon instinct, comme toujours, bien plus que mon intelligence, mon instinct de petit bourgeois qui veut continuer l'ascension de sa race et de sa famille. Cet instinct fut, d'ailleurs, averti tout de suite et grandement aidé par l'ambition de ma mère et la sollicitude de mes chèrest tantes, pleines de foi, elles aussi, dans mon destin. Elles n'osèrent pas, d'abord, penser, pour moi, au lycée de Nancy, qui leur apparaissait dans un lointain majestueux et comme inaccessible. C'était trop cher, trop difficile à réaliser 1 On verrait, plus tard ! Mais, en attendant, un moyen terme s'offrait. Pourquoi ne ferais-je pas ce qu'avaient fait déjà tels et tels enfants de la ville, et pourquoi ne prendrais-je pas des leçons de latin auprès de l'un ou l'autre des vicaires ?... D'ailleurs, je n'avais que onze ans. Je n'avais pas encore fait ma première communion, ce qui était, chez nous, une affaire de la plus haute importance. Ma mère, très pieuse, ne voulait pas me laisser partir, me lancer dans la vie de collège, sans être bien sûre que j'étais paré, muni contre toutes les mauvaises influences, et surtout sans m'avoir mis à même d'accomplir comme il convient un acte d'une telle gravité. On n'avait, chez moi, aucune confiance dans la préparation religieuse du lycée... Dès que j'entendis parler de ce projet, je m'y précipitai. Je me raccrochai désespérément à ce roseau de salut. J'avais une telle peur du lycée, et même de la brasserie 1 Cet expédient |