192 REVUE DÉS DEUX MONDES. Lavigerie fit savoir à ce flot populaire que c'était dans l'église qu'il donnerait audience. En dépit de leurs préventions musulmanes, tous s'engouffraient dans le sanctuaire chrétien : l'archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, les attendait au pied de l'autel, les invitait au repentir, leur faisait jurer de ne plus reprendre les armes contre la France, leur promettait des délais de paiement. Les acclamations retentissaient, le qualifiaient de sauveur, de père ; elles se prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée ; elles se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de l'archevêque, le conduisant au bateau qui l'attendait, était traînée, poussée, presque portée par la foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes lui avaient suffi, dans une église, pour installer en ce coin de terre la souveraineté de la France : le prestige même de son sacerdoce avait servi d'assise à l'ascendant de son pays : que pouvait faire, contre ce prêtre, la jalousie un peu mortifiée du consulat d'Angleterre ou bien du consulat d'Italie ? Quelques années plus tôt, Maccio, consul d'Italie, avec quarante marins par lesquels il s'était fait rendre les honneurs militaires, était venu occuper son poste de consul « à son de trompe et dans l'appareil de la guerre (1) ». Aujourd'hui, son successeur Raybaudi, à demi intimidé par l'ascendant moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat : « Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce bien nous fait de mal 1 » Non certes, ce bien ne faisait pas de mal aux Italiens nécessiteux qui, pour la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, dans la maison récemment ouverte des Petites Soeurs des Pauvres, un asile pour leurs vieux jours ; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux colons venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient profiter de la prospérité économique bientôt créée par la France. Mais contre cette saillie du consul, comment Lavigerie eùt-il protesté, puisqu'elle attestait le caractère définitif de l'installation française ? Une lettre de l'archevêque au cardinal préfet de la Propagande lui disait : « Militairement parlant, la conquête est achevée. » Votre Éminence, continuait-il, « me pardonnera, quoiqu'Elle soit de la patrie de Scipion, de remplacer le Delenda Carthago par l'Instauranda Carthago ». (1) Charmes, op. cit., p.285, note. |