784 REVUE DES DEUX MONDES. tout, pour hâter la rencontre entre les détresses islamiques et la charité chrétienne ? Lavigerie, dès 1875, s'inspirant de ses ambitions patriotiques non moins que de son désir d'action religieuse, avait suggéré au ministère des Affaires étrangères que les Français devraient entrer en Tunisie « loyalement, non en conquérants, mais en vue d'une politique do protectorat ». Voyant que cette entrée tardait, il se sentait tout prêt à prendre les devants. « Je suis disposé, disait-il dès 1819 à notre consul Roustan, à me charger, avec mes missionnaires, du service religieux de la Tunisie », et il jetait des jalons, à cet effet, auprès de la Propagande. Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de Roustan, un résultat qui serait un triomphe nouveau pour votre politique : celui d'annexer officiellement, au point de vue religieux, la Tunisie à l'Algérie française, et de pouvoir y créer librement, par ce moyen, tous les établissements, écoles, hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors titulaire du quai d'Orsay, Lavigerie l'entretenait de la nécessité pour la France de prendre pied en Tunisie. L'Angleterre et l'Allemagne étaient consentantes : elles avaient fait à la Fran des avances, au Congrès de Berlin ; pourquoi tarder à les accepter (1) ? Sans plus attendre, Lavigerie s'installait lui-même sur l'historique colline de Carthage, dans une bien humble maison arabe qu'il avait acquise d'un dentiste. Au printemps et à la fin de l'aut(unne de 1880, il y faisait deux séjours prolongés, surveillant les travaux du collège Saint- Louis, acquérant à la Marsa, pour l'entretien de ses futures oeuvres tunisiennes, un immense domaine où, l'année d'après, il allait planter la vigne. Le « premier colon de l'Algérie » allait devenir le premier viticulteur de la Tunisie (2). Et cette maisonnette, d'où planaient et débordaient ses rêves, devenait le quartier général d'où la France religieuse, désireuse de (1) Freycinet rapporte dans ses Souvenirs (p. 34, Paris, Delagrave, 1913) qu'après le Congrès, Salisbury, questionné par Waddington, confirma que l'Angleterre resterait « indifférente » à ce que la France pourrait accomplir dans la Régence- « Lettre de change, ajoute Freycinet, dont M. Jules Ferry devait toucher le montant trois ans plus tard. N'eût-il pas mieux valu le toucher tout de suite ? Le ressentiment de l'Italie eût été moins vif et nous nous serions épargné les dehors de la dissimulation. » C'est là regretter implicitement le retard que mit le quai d'Orsay à déférer aux suggestions de Lavigerie. (2) Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son établissement en Tunisie, les influences religieuses, voir P.Il.X. la Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines, p.452-453 (Paris, Plon, 1891). |