'756 REVUE DES DEUX MONDES. j'étais convaincu non seulement qu'il faut se dévouer au service du bien et de la vérité, mais qu'il faut, en toute occasion, se sacrifier à autrui, céder sa place, être poli et serviable, que c'est là une règle absolue pour tout le monde et que les mauvaises gens elles-mêmes la respectent, si elles ne la mettent point en pratique. Ma formation religieuse pouvait bien se défaire : il m'en resterait au moins ce levain de bonté et de charité. Certes, je ne songeais pas encore à la littérature ni à l'art. Je n'en avais aucune idée. Le sens même de la beauté s'éclipsait en moi. Ma vie nouvelle allait m'en détourner de plus en plus. Au fond, la beauté restait mon grand culte, la grande passion de toute ma vie, qui devait finalement me sauver... Il me manquait, hélas ! la liberté d'aller vers elle. Ètre un homme libre, être un homme, que ce serait difficile ! Je devrais commencer par gagner ma vie, et pas seulement la mienne, mais peut-être aussi celle des miens. Ah oui ! ce serait dur 1 Je devinais une chose horrible : que les hommes sont ennemis de la beauté comme de la liberté, de tous ceux qui vivent en marge du troupeau, de l'artiste comme de l'ascète. Pour arriver à mes fins, il me faudrait ruser avec la loi du plus fort, frauder peut-être. Je serais obligé de voler mon idéal, ou de m'en emparer violemment. Mais d'abord travailler, travailler longtemps, péniblement, fournir un effort épuisant pour un mince résultat : voilà la perspective qui s'ouvrait devant moi. Et je me répétais : « Tu seras seul ! Personne ne t'aidera ! Ne compte que sur toi... » J'en avais déjà fait la cruelle expérience. Mais je te l'ai dit, cher ami : j'étais un petit garçon courageux. Je n'ai pas seulement résisté à tout, j'ai vaincu. En cette année 1818, par un soir pluvieux d'octobre, lorsque j'arrivai à Bar-le-Duc et que je me mis en route vers le lycée, mon petit sac à la main, pateaugeant dans la boue avec des inconnus qui étaient mes nouveaux camarades, j'étais certes bien abattu, bien découragé. Sur la ville maussade pesait un de ces ciels bas et fermés qui donnent envie de mourir. Mais mon bon ange me suivait, dans la boue du chemin, sans me révéler sa présence il se tenait derrière moi, j'en suis sûr maintenant ! Et ainsi, je pouvais marcher sans trembler vers les jours désolants qui s'annonçaient... |