712 REVUE DES DEUX MONDES. épargné les moellons. Elle nous étonnait, à ses débuts, par l'insolence de sa carrure et le pédantisme de ses prétentions ornementales ou architecturales. Je me souviens qu'on lisait au plafond de la salle des pas perdus des vers de Goethe inscrits en arabesque. On passait de là dans des salles d'attente, qui étaient de véritables mangeoires humaines. Hautes et spacieuses comme des nefs d'églises, elles exhalaient, dès le seuil, une véhémente odeur de tabagie et de cochonnaille. Des, pelures de saucisses salissaient les tables, les chopes y ruisselaient du matin au soir. C'est ce qui nous offusquait le plus, nous autres Lorrains : cette confusion de l'endroit où l'on mange et de la salle où l'on cause. Nous nous disions que ces Allemands n'avaient pas le sentiment de la distinction des genres, ni des lieux, ni d'aucune espèce de distinction. Néanmoins, ces premières manifestations d'impérialisme nous inspiraient un certain respect : c'était tout de même l'affirmation d'une force que nous savions capable de tout. Vers le même temps, l'aspect de la campagne messine se modifiait, au point que nous ne nous y reconnaissions plus. De tous côtés, on construisait des forts et des casernes. On posait les rails des premiers tramways à chevaux. Visiblement, le vainqueur voulait nous éblouir par une ostentation d'activité, par des promesses de confort et de bien-être, toute une modernisation intense, qui nous faisait paraître plus désolantes la stagnation et la mesquinerie françaises. Ilélas ! nous ne voyions rien de pareil de l'autre côté de la frontière. Tandis que les Allemands s'armaient jusqu'aux dents, construisaient leur machine de guerre au grand jour et avec fracas, nous étions obligés de ruser et de nous cacher pour fortifier Verdun, Toul ou Nancy. Et puis, il faut bien avouer que nous nous laissions éblouir par le bluff germanique. La défaite nous avait péniblement surpris, et nous en restions frappés, inconsciemment prévenus contre tous les efforts des nôtres et convaincus d'avance qu'ils étaient inutiles. Nous avions une tendance à considérer la défense française comme un jeu d'enfant à côté des préparatifs germaniques. Il est certain, en tout cas, que l'Allemand s'ingéniait à agir tant qu'il pouvait sur nos imaginations. Nous assistions à des revues et à des parades continuelles, à d'incessants défilés de troupes. Une garnison formidable emplissait les rues de la ville. Ainsi s'imposait a nos |