920 REVUE DES DEUX MONDES. On connît les vers de ce quatrain charmant. Florian nous dit, dans Estelle et Némorin, qu'un berger, qui était épris d'Estelle, alla les graver en soupirant à côté du nom de la bergère, « sur un hêtre de la vallée ». Mais, à force de ne plus apercevoir le monde et de ne plus comprendre la nature qu'à travers le jeu d'une interprète si délicate, l'auteur de ce beau conte était devenu semblable à ce berger amoureux. Seulement, c'était dans son coeur qu'était gravé le nom de Rose- Françoise ; et c'est ainsi, à force de l'entendre et de la voir, se présentant chaque soir au public sur la scène du lhéàtre des Italiens, que la jeune chanteuse ne tarda pas, à ses yeux, à faire figure d'Estelle. On a dit, et souvent répété, que d'autres jeunes femmes d'autres jeunes filles avaient inspiré à Florian cette gracieuse création de son talent. Mais pour Virginie, pour Graziella, pour Mignon, ces héroïnes célèbres, on l'a dit de même. Où commence la ressemblance, où finit-elle ? C'est là le secret de celui qui dessine ou peint. C'est aussi le secret de ses souvenirs. Qu'il y ait eu, dans la pensée de Florian, au moment de la réalisation de sa pastorale, un rappel (lu passé, une persistance des jolis visages qu'il avait contemplés et chéris jadis, cela est bien probable. Sans doute que Séraphine, ou Claire, ou la Podilletta, voire la Pirennetta, ne sont pas demeurées étrangères tout à fait à cette figure. Des vivantes enfin, des contemporaines de Mme Gonthier ont pu prétendre aussi à cette ressemblance. Florian lui-même, en 1787, l'écrivait à madame de la Briche : « Estelle avait vos yeux noirs et brillants, vos longs cheveux d'ébène, et votre visage si doux où la candeur et la gaieté s'unissent à la grâce naïve... » 11 n'empêche que, de toutes ces Estelles, la plus vraie, la plus aimée, la plus battue aussi, fut M me Gonthier. Il semblait que la bonne harmonie, l'excellent accord, entre Rose-Françoise et Florian, ne dit jamais finir. Les plus fraîches couleurs, les expressions de l'amour le plus tendre, Némorin ne cessait de les prodiguer à son Estelle. Et, quand elle n'était pas Estelle, Mme Gonthier était Galatée, une bergère non moins vive, non moins jolie, non moins intéressante que l'autre. Pour elle, il allait, dit-on, jusqu'à donner le ton à la mode. Il y eut un temps en effet où les dames, devant le succès de tant de fadeurs, ne voulurent plus porter que des chapeaux |