546 REVUE DES DEUX MONDES.froid, la faim, la fatigue. J'ai vu M. Venizelos dans son cabinet de travail au ministère de la Guerre. 11 parlait de l'Épire dont le sort l'angoissait ; ses yeux extraordinaires brillaient derrière ses lunettes et, de ses mains qui faisaient le même geste tranchant, il me sembla qu'il tentait de rogner, délicatement, et le moins possible, les ailes à la Victoire, afin de la garder définitivement. Voilà les spectacles contemporains qui se viennent mêler aux ruines sur l'Acropole. Mais, le long de la côte d'Épire au retour, sur le bateau qui me ramenait en Italie, j'ai recueilli, de la bouche d'un consul, une aventure qui égale les plus beaux récits de l'antiquité et qui est précisément l'illustration de la formule barrésienne : la terre et les morts. Elle me fut contée, par ce consul grec, sur le pont où nous étions seuls par la nuit, la pluie et le vent, tandis que brillaient les feux de Parga. Parga est une petite ville de l'Épire entourée de vignes et de bois d'oliviers, aux moeurs patriarcales. Comme Argos autrefois, elle méritait le surnom de Parga aux belles femmes. L'étranger qui les voyait à la fontaine, portant l'amphore sur la tête que protégeaient les tresses entrelacées, songeait aux temps bibliques. Mais elles ne regardaient pas l'étranger. Or Parga, au début du siècle dernier, osa résister au terrible Ali, pacha de Janina. Mais, en 1815, oubliée ! dans le traité de Paris qui réglait, le sort des îles ioniennes, elle fut livrée à son ennemi. Plutôt que d'accepter cet esclavage, les habitants se décidèrent au départ. On était àla veille de Pâques. Le peuple se rendit au cimetière, déterra les morts et les réunit sur un bûcher, afin de les consumer et de confier leur cendre au vent plutôt qu'aux profanateurs. Quelques Parganiotes, dans leur piété filiale, préférèrent emporter avec eux, dans leur errante destinée, « ces os animés autrefois par des âmes libres ». Puis on se dirigea vers la mer. Ce fut un départ désespéré : les mères baignaient une dernière fois leurs enfants dans les eaux de la patrie, comme pour les consacrer par une sorte de baptême ; les jeunes gens, les vieillards se mettaient à genoux pour baiser la terre qu'ils ne reverraient plus, et quelques-uns grattaient cette terre avec leurs ongles pour en emporter une motte. Enfin l'on monta dans les barques, et les barques se divisèrent, les unes gagnant la petite île de Praxos, les autres se dirigeant sur Corfou. Cent ans plus tard, Parga reprise aux Turcs redevenait une |