532 REVUE DES DEUX MONDES. d'invisibles fardeaux : l'influence, la langue, les puissances morales, les idées. « Je ne puis regarder un vaisseau sans mourir d'envie de m'en aller », soupirait Chateaubriand qui posait sur les eaux ses désirs comme de blanches voiles offertes au vent. Et le plus dur héros de Rudyard v Kipling, le Dick Heldar de la Lumière qui s'éteint, aspirait ainsi le souffle du large : « L'odeur des mers suffit à m'agiter. » Il y reniflait la force d'un passé marin qui soumit la maîtrise du monde à celle de la mer. Barrès, non moins dévoré d'ardeur, emportait en voyage d'autres convoitises, un autre impérialisme. « Bien préciser le sentiment de mon pèlerinage, écrit-il sur le cahier inédit de ses notes égyptiennes : je n'aime que la poésie et la religion. » 11 poursuivait ce destin glorieux : ramener des dieux à son bord, ces dieux qui, seuls, expliquent l'essentiel de la vie des peuples ; rapporter, pieusement entretenue, « l'étincelle mystique par qui apparaît tout ce qu'il y a de religieux, de poétique et d'inventif dans le monde ». L'une des deux fresques de Puvis de Chavannes au palais de Longchamp est consacrée à Marseille, porte de l'Orient. Depuis que le canal de Suez a restitué à la Méditerranée le rôle prépondérant -qu'elle jouait dans l'antiquité et que la découverte des Amériques et du cap de Bonne-Espérance lui avait en partie soustrait, depuis qu'un vapeur marseillais, l'Asie, a le premier franchi la passe ouverte, Marseille commande non seulement l'Orient, mais l'Extrême-Orient. Lés commerçants phocéens que le peintre a représentés dans leurs costumes grecs ont singulièrement étendu leur commerce et leurs ambitions. L'heureuse rivale de Carthage, l'Intendante des Croisades qui fournit à ces audacieuses entreprises des flottes et des approvisionnements, ne s'est plus contentée des échelles du Levant et des échelles de Barbarie. Au dix-septième siècle, sa Chambre de commerce entretenait des consuls à Constantinople, à Smyrne, en Égypte, en Palestine, en Morée, à Tunis, à Alger, au Maroc. Elle régnait alors sur la Méditerranée, et, au siècle suivant, ne qualifiait-elle pas, avec cette tranquillité dans l'affirmation qui est un trait de race, les Antilles et la Guyane de faubourgs marseillais, sous prétexte qu'elle y allait chercher le sucre, l'indigo, le tabac, le coton ? C'était d'ailleurs le temps des grands armateurs, qui se tenaient pour les égaux des souverains, quand ils ne leur déclaraient pas la guerre, en vrais fils du soleil, |