508 REVUE DES DEUX MONDES. jupe de soie noire, elle s'installait dans son voltaire, au coin de « la cheminée prussienne ». Puis, l'une après l'autre (ma tante Victorine était toujours en retard), ses filles venaient occuper chacune l'embrasure d'une fenêtre. Environnées de leurs pelotons de laine et de leurs boîtes à ouvrage, une chaufferette sous les pieds, elles guettaient, derrière les rideaux, l'arrivée des visiteurs. Deux ou trois misérables passants rasaient les murs. La rue, un vrai désert 1... Finalement, la sonnette branlait dans le corridor. Une visite faisait son entrée. Une autre ne tardait point. Comme chacun restait fort longtemps, tout l'après-midi y passait. Cela durait souvent jusqu'à six ou sept heures du soir. On avait juste le temps de préparer le souper, « un souper sauté à pieds joints », disait, en maugréant, ma petite tante Victorine, qui n'était pas très mondaine et qui abominait certaines visites. La nappe du dîner enlevée, il arrivait assez fréquemment que les mêmes visiteurs vinssent passer la soirée chez mes tantes. Sur la table de la salle à manger, on jouait aux cartes ou aux dominos. Quand on jouait aux cartes, on étendait sur la table un tapis de soie rose parsemé de fleurettes, qu'on avait taillé dans la jupe d'une bisaïeule, et l'on commençait, avec beaucoup de cérémonies, une partie de bézigue, de boston ou de nain jaune. Pour moi, les noms de ces jeux m'éverveillaient, surtout le nain jaune, dont je contemplais l'image sur le couvercle de la boite aux jetons. Et, tout en guignant de l'oeil les joueurs qui ne desserraient point les lèvres, je me demandais comment il se faisait qu'un jeu, portant un si joli nom, fût si ennuyeux... *** Un livre d'images entre les mains, j'assistais habituellement, en témoin silencieux, à ces innocents plaisirs et même aux réceptions de l'après-midi, le dimanche ou le jeudi, quand je n'étais pas en classe. Cette salle à manger, où défilaient les visiteurs, était, de toutes les pièces du logis, celle qui me plaisait le plus. J'y rêvassais volontiers, quand j'avais quitté mes livres ou mon petit thatre de marionnettes. J'y faisais de longues stations muettes et solitaires. J'ai éprouvé là une des plus étranges émotions de ma vie puérile. Ce devait être un soir du mois de fr`rier, ou du commence- |