504 REVUE DES DEUX MONDES. Ici, au contraire, j'avais trouvé un abri qui semblait défier la durée. Là-bas, nous avions des meubles quelconques, récemment achetés et qui, en général, ne disaient pas grand chose à mon esprit. Chez ma grand mère, presque tous les meubles avaient une histoire. Ils dataient de cent ans, de cent cinquante ans, de deux cents ans. Les plus jeunes atteignaient le demi-siècle. Telle chaise à bras, garnie de coussins, provenait de tel endroit, avait été achetée à telle époque ; telle vieille parente, morte depuis trente ou quarante ans, y avait exécuté tel ouvrage au crochet, que l'on me montrait encore. Et ce n'étaient pas seulement les meubles, la literie, les services de table qui dataient de ces temps reculés, mais, quelquefois, les plus humbles ustensiles. A table, pendant le dîner, ma tante Joséphine me recommandait de manier avec précaution la carafe ou la salière : Elle a mon âge ! disait-elle, d'un ton attendri : ne me la casse pas La cafetière, en forme de vase étrusque, rappelait les plus beaux temps du Premier Empire ou du Directoire. Des housses à personnages, en toile de Jouy, couvraient les lits en bateaux, occupant de spacieuses alcôves, avec des tables de nuit d'acajou plaqué, massives et rondes comme des tours. Dans la salle à manger, en face d'un cartel doré, du plus pur Louis-Philippe, qui portait en gros caractères la marque de l'horloger : Maziller à Metz, il y avait un baromètre, d'acajou, lui aussi, sur la tablette duquel un grand oncle avait écrit, en lettres devenues toutes jaunes : « 20 novembre 1821, grande tempête, naufrage de la Sémillante. » Cette grande tempête, ce naufrage et cette Sémillante, qui revenaient, pour moi, de la nuit des jours révolus, me remplissaient d'une crainte superstitieuse, cependant que j'éprouvais infiniment de considération pour cet engin poli et brillant, avec sa petite boule de verre irisée, où tremblait une goutte de mercure. A mesure que je vivais parmi ces vieilles choses, elles s'animaient à mes yeux, me parlaient un langage mystérieux. Elles me parlaient surtout de nos morts, de toute cette lignée de parents et d'ancêtres que je n'avais pas connus et auxquels je me sentais maintenant uni. Je n'étais plus le reflet instable qui glisse sur la surface d'un miroir, j'étais le fils d'une maison. Je me sentais enrichi de substance, enfoncé dans un sol nourricier, dans une bonne terre, comme les hêtres de la forêt que |