644 REVUE DES DEUX MONDES. les torpilles allemandes n'ont pas réussi tout à fait à l'ébranler sur sa base, et on l'a remis, grâce à Dieu, tout à fait sur ses pieds. Mais je n'en reste pas là. L'imagination nous fait aisément retrouver dans la ville moderne toutes les villes qui l'ont précédée et la trace des divers flots humains qui l'ont traversée. Il n'y a pas à chercher beaucoup dans le bas de la ville pour deviner des eaux, des canaux, des fossés qui faisaient de Sithiu une île, avec les ponts divers qui assuraient les communications. On a recouvert ces eaux autant qu'il a été possible, et cette ancienne île est devenue aujourd'hui, avec la gare, le port, les usines, les magasins, le quartier le plus actif et le plus moderne de la ville : autour des ruines mélancoliques de Saint-Bertin, le progrès moderne s'affirme, hélas 1 par d'énormes gazomètres. Mais ils ne dissimulent pas tout à fait l'antiquité des lieux. Le caractère n'est pas seulement dans le paysage et les maisons, les églises, les objets d'art. Je le vois dans les habitants. Les lieux sont vivants et peuplés : ils l'ont toujours été. Par moments, comme il arrive en province, les rues semblent vides, les passants rares. C'est que chacun est à ses affaires. Mais le marché, les fêtes, le premier prétexte venu auront vite fait de vous peupler la ville en foule. Et voilà la question qui se pose à l'esprit : que reste-t-il le long de ces rues, de ces places, de ces canaux, du peuple primitif ? Plus sans doute que l'on n'est disposé à le croire. La race originelle ne resta pas tout à fait sans mélange, par suite des invasions successives. La trace de ces invasions ne s'est pas effacée tout à fait. J'y pense quand je revois ces curieux faubourgs que nous avons tout d'abord parcourus. Les Haut-Ponnois, les Lyselards, savent-ils seulement, ces braves gens que nous voyons actifs à leurs bateaux et à leur commerce, savent-ils seulement que leur race et leur origine posaient naguère encore à l'historien des points d'interrogation ? Leur langue, disparue maintenant depuis plus (l'un demi-siècle, était un dialecte à part ; et ils avaient un nom, les Kerl, et on chantait des chansons à la louange de leur valeur guerrière. Qui le croirait ? Voilà sans doute les derniers témoins d'une tribu étrangère ; |