614 REVUE DES DEUX MONDES. Chère princesse, Naples, 11 septembre 1877. Voilà notre petit voyage qui avance, et toujours nous sommes fort contents. Les chaleurs ont été très fortes cette année ; mais nous les avons en partie évitées en restant le plus longtemps possible à Ischia et en passant quelques jours à la Cava, point élevé où l'on jouit d'un air excellent. Nous aimons peu Naples ; en conscience, cependant, nous avons dù y faire un petit séjour, ne fût-ce que pour montrer à notre pauvre Ary cet incomparable musée d'antiquités. Mais nous y resterons très peu de temps. Selon nos calculs, nous serons à Venise le 23. Nous descendons d'ordinaire à l'hôtel Victoria. Ah 1 certes, je comprends bien que votre Altesse ne quitte pas vite le délicieux séjour qu'elle s'est fait, tant d'amis dont elle est la vie, tant de belles oeuvres commencées. Je comprends que Venise même soit sacrifiée. C'est nous qui le regrettons ; car voir ce lieu unique avec votre Altesseeiit été pour nous une joie sans égale. D'autres garderont Votre Altesse et seront heureux ; je les en félicite : dès notre arrivée, nous irons lui conter tout cela. Les voyages sont une charmante chose ; mais pour voyager, il faut ètre libre, et on n'est pas libre, chère princesse, quand on est tant aimée que vous. Et comme vous le méritez ! Comme votre courage, votre bonne, forte et vaillante nature sont pour nous une joie et une leçon 1 Comme, dans les tristes temps que nous traversons, Votre Altesse montre son jugement, son tact parfait ! A la Cava, à Amalfi, nous avions presque oublié le monde. Ici, nous retrouvons les journaux, et, avec eux, la haine, la guerre civile latente. Je suis désolé de voir le prince Napoléon dans cette bagarre (1). Ceux qui y compromettraient le prince impérial seraient de bien mauvais conseillers. Rien de bon ne peut sortir de ce qui se passe. Voilà les réflexions de gens qui sont à 500 lieues et n'ont causé sérieusement depuis des semaines avec âme qui vive. Mais je doute que de près ce soit mieux. Croyez, chère princesse, à nos sentiments les plus affectueusement, les plus respectueusement dévoués. E. RENAN. (I) Le prince Napoléon, député d'Ajaccio depuis 1876, allait être battu par le baron Haussmannaux élections du 14 octobre 1817. |