608 REVUE DES DEUX MONDES. n'avait jamais voulu qu'une congrégation française s'y installât. Mettez-y vos Pères Blancs, quand même, disait à Lavigerie le duc Decazes. Le duc connaissait Lavigerie, et pressentait la nuance de joie qu'éprouverait ce prêtre à lutter pour les prérogatives françaises contre la nation dont Pie IX se plaignait ; et Lavigerie venait dire à Pie IX qu'il était tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze Pères Blancs (I). Mais il insistait, surtout, sur une troisième route où il voulait engager ses Pères Blancs, et qui ne les acheminerait pas, celle-là, vers quelque métropole historique, mais vers la mystérieuse barbarie de l'Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que l'Association internationale pour l'exploration de l'Afrique n'avait pas mis la croix sur son drapeau ; que derrière elle, déjà, le protestantisme était en marche ; que les sections anglaise, allemande et américaine de l'Association n'étaient composées que de protestants, et que l'Église romaine risquait d'être devancée, si elle ne se hâtait. Pie IX ému consultait la congrégation de la Propagande, les divers chefs de missions : l'appel de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente nécessité. « Quel spectacle plein de grandeur, insistait Lavigerie le 2 janvier 1878 dans une lettre au cardinal Franchi : un Pape prisonnier dans son palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu'à ce jour inaccessible de l'Afrique, avec la mission hautement donnée d'y détruire l'esclavage ! Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande croisade de foi et d'humanité, qui annoncerait la création d'une armée d'apôtres prêts à marcher à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres fils de Cham, serait l'une des plus grandes choses de ce siècle et même de l'histoire de l'Église. » L'argent, expliquait-il, on le trouverait, pourvu que le Pape dit un mot, auprès des deux grandes oeuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ; et puis, « avec la foi, selon la promesse du Christ, on transporte les montagnes, les montagnes d'or comme les autres ». Quant aux hommes, Pie IX avait sous les yeux une supplique de cinquante Pères Blancs, qui « offraient leurs coeurs, leurs souffrances, leurs travaux, leur vie s'il le fallait, pour les missions de l'Afrique équa- (1) L'histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, est retracée, avec beaucoup d'érudition, dans une longue lettre de Lavigerie à l'évêque de Vannes, reproduite au tome II des UEuvres choisies, p.271 356. |