592 REVUE DES DEUX MONDES. cueillette des figues, des asperges sauvages ; il voulait qu'elles comptassent chaque soir les brebis ou les chèvres que les orphelins ramenaient des pâturages et que, s'il en manquait, elles luttassent de vitesse avec les chacals pour les ressaisir, les ramener ; il voulait qu'elles fissent provision de tortues, pour les jours où l'on n'avait rien d'autre à manger. « Avec leur costume blanc, écrivait-il, le voile blanc qui couvre leurs têtes comme celui des femmes arabes, leur grande croix rouge sur la poitrine, courbées sur la terre qu'elles cultivent en priant, elles semblent l'apparition d'un autre âge et font penser aux vierges qui peuplaient, il y a quatorze siècles, les solitudes africaines. » Les Pères Blancs, eux, faisaient l'école, donnaient des remèdes, pansaient les plaies qui. leur étaient présentées : « Pourquoi font-ils cela ? disaient entre eux les indigènes. Nos pères et nos mères eux-mêmes'ne le feraient point. » Et se tournant vers eux : « Tous les chrétiens sont damnés ; mais vous autres, vous ne le serez pas. Vous êtes croyants du fond du coeur. Vous connaissez Dieu (t). » De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire « une prédication, la prédication du vrai mode d'assimilation nationaleei religieuse ». Heures de prière, heures de travail, devaient se dérouler, quotidiennement, comme l'archevêque l'avait prescrit. Ce village était un petit monde clos, qui devait se suffire à luimême : on l'abritait avec sollicitude contre les souffles de l'Islam ; les provisions venaient d'AIger, pour que ces Arabes chrétiens n'eussent point à fréquenter les marchés musulmans. Une soeur Javouhey parmi les noirs de la Guyane, un Lavigerie parmi les Arabes d'Algérie, n'aiment pas que dans les petites « cités de Dieu », qu'ils font éclore, l'administration civile introduise ses fonctionnaires : Lavigerie luttera, lorsque Chanzy voudra mettre à Saint-Cyprien un adjoint représentant le Gouvernement, et obtiendra finalement que cette agglomération soit régie par une municipalité composée d'Arabes chrétiens. Car il était sûr de ces Arabes, il savait que sur eux les Pères Blancs régnaient, d'une royauté qui rappelait à quelques égards celle qu'avaient jadis exercée les Jésuites au Paraguay, et qui avait forcé l'admiration, peu suspecte, de certains philosophes du XVIIIe siècle. Lavigerie d'ailleurs n'admettait pas que (i) Lavigerie, Ouvres choisies, 1, p.240. |