484 REVUE DES DEUX MONDES. étrange, presque paradoxale que cet îlot de silence et d'oisiveté, de vie modeste et ancienne, au milieu des babels fumantes de l'industrie moderne. Aujourd'hui, comme il y a quarante ans, on n'y voit guère que des fonctionnaires, et, si l'on ose dire, des rentiers, ou d'humbles retraités. Il suffisait alors d'avoir deux ou trois mille francs de revenu, pour faire figure et pour représenter. A ce prix, on était de « la société », on recevait et on rendait des visites. Dans cette sous-préfecture microscopique, il y avait environ quatre-vingts visites à faire. Quand mes cousins, — saint-cyriens ou polytechniciens, venaient en vacances, c'était à qui expédierait le plus lestement ces quatre-vingts visites, toutes obligatoires, sous peine de brouilles et de rancunes inexpiables. On disait, très content de soi : Aujourd'hui, j'ai fait la moitié de la Ville-haute 1... Demain, j'achève 1 Après-demain, je fais la Ville-basse 1... Les parents se récriaient, admiraient l'intrépide visiteur, qui, le lendemain, sous son bicorne ou son shako tout flambant neuf, reprenait sa tournée triomphale. La plupart de ces bourgeois avaient une certaine tenue, un certain décorum, héritage des siècles défunts, à quoi se mêlait pas mal de rudesse et de rusticité. Les élégances nouvelles venaient du dehors. C'étaient les fonctionnaires qui donnaient le ton, surtout « ces messieurs de la magistrature ». Petit garçon, j'ai encore entendu parler de tel substitut, ou de tel receveur Viles finances, qui, sous Louis-Philippe, ou, au début du Second Empire, « faisait florès » à Briey et qui avait laissé, derrière lui, un long sillage de gloire. Ces messieurs marquaient une date brillante dans la grise chronologie de la petite ville. Mes tantes disaient, d'un air ébloui : « C'était du temps de M. Lafaurie I... c'était du temps de M. Fonfrède 1... vous vous souvenez ?... » Mais ces jolis coeurs se bornaient à passer, comme de rapides météores, à l'horizon briotin. Tout en éblouissant, ils inquiétaient, ils scandalisaient un peu nos bonnes gens, habitués à plus de stabilité, comme à plus de discrétion et de modestie dans les allures. En général, les fonctionnaires, une fois installés à Briey, n'en bougeaient plus. Comme les maires et les députés, ils duraient autant que le régime qui les avait nommés ou élus. sous-préfets pouvaient se dire inamovibles. Ils mouraient et se décomposaient sur place.. |