290 REVUE DES DEUX MONDES. convenable sous leur vêtement d'ardoise aux couleurs sombres, comme les redingotes de deuil et de mariage de nos paysans 1 Ces humbles clochers, c'était presque toute notre poésie visible. On arrivait devant le presbytère, et, par la fenêtre sans rideaux, on apercevait, penché sur son établi, le curé, grand amateur de tournage et de découpage, un ami de mon père. Nous descendions de voiture pour lui faire nos politesses. Première station : ces pauses se répétaient fréquemment et allongeaient beaucoup la durée du trajet. Tout le long du chemin, foisonnaient les parents et les connaissances. Il fallait bien s'arrêter et, comme on disait, « leur donner le bonjour », sous peine de passer pour « des gens fiers ». D'autres arrêts forcés étaient à prévoir : il y avait presque toujours un trait qui cassait, un cheval qui perdait son fer, ou bien, pendant les années qui suivirent la guerre, alors que la région était encore occupée par l'ennemi, une sentinelle ou un douanier qui réclamait le laisser-passer. A une petite distance d'Avillers, sur le bord d'une côte dénudée, apparaissait un ramassis de vagues masures : cela s'appelait Domprix. Autant que je me rappelle, ce triste hameau n'avait pas de clocher. C'était quelque chose de si bas, de si quelconque, qui se distinguait si peu de la terre, qu'on le traversait dans une sorte d'éclipse de la mémoire. Et, tout de suite après, au bas de la descente, s'égaillait un autre hameau lamentable, qui se dénommait Bertrameix, on prononçait Bertramé. Nous y avions des cousins au quarantième degré, les cousins Pochon, gros propriétaires campagnards, faisant valoir eux-mêmes leurs terres, gens avaricieux et d'une ourserie peu commune, même en Lorraine. Les convenances exigeaient qu'on s'arrêtât chez eux. Mais quoi ? On était très en retard : on n'arriverait jamais à Briey pour déjeuner ! Alors, on décidait de leur brûler la politesse. Au grand trot, la voiture filait devant leur maison, bâtiment cossu et couvert en ardoises, comme le clocher des églises. Cependant, le cousin Pochon, appuyé sur une fourche, nous regardait, du seuil de l'écurie. On lui criait : Excusez-nous, cousin Pochon 1 Nous sommes trop pressés aujourd'hui !... Quand on repassera ! Le conducteur fouettait ses bêtes, tandis que le gros homme en culotte bleue et en manches de chemise, nous soulevait fort |