282 REVUE DEB DEUX MONDES. les moissonneurs étaient à table dans la grande cuisine pleine d'une odeur de mangeaille et d'étable. Elle, portant des écuelles à bout de bras, le visage défait et inondé de sueur, l'air à demi mort de fatigue, circulait au milieu de tous ces hommes débraillés qui vociféraient... D'abord elle ne me reconnut pas : il y avait si longtemps que nous ne nous étions rencontrés I..., Tout à coup, elle sentit que c'était moi. D'un grand geste, elle porta ses deux mains à son coeur, ce coeur qui n'avait pas pu se donner, et, comme si elle allait défaillir, elle s'appuya contre la table de la cuisine. Puis, elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Pauvre fille ! Je lui représentais une petite part de bonheur, le seul peut-être qu'elle avait eu dans sa vie. Et en même temps quelque chose d'indicible et de poignant la terrassait : le sentiment de tout cet amour inutile, toute cette réserve inemployée qui gonflait encore son coeur et qui était perdu à tout jamais. IV. LE PARADIS DÉSENCHANTI Ces quelques bonnes figures me paraissaient donc fort avenantes et je me plaisais à muser sous leurs regards indulgents. Mais c'étaient, pour moi bambin, de bien grandes personnes et même de bien vieilles gens, avec qui je ne pouvais pas songer à jouer. Depuis la défection de Jean Louis, je ne savais plus avec qui partager mes jeux. N'attendant que de médiocres plaisirs des autres enfants du village, je me liai d'amitié avec une petite fille de mon âge, qui se nommait Marie Clesse. Je l'appelais Ninie Clesse, comme les gens de Spincourt, ou tout simplement Ninie. Son père était l'unique négociant de l'endroit, le propriétaire de ce magasin que signalaient à mes curiosités enfantines à la fois une effigie médiévale de Saint Hubert et cette enseigne fastueuse en forme d'étendard peint sur le mur, où je déchiffrais ces mots étranges et inconnus de « rouennerie » et de « denrées coloniales ». Ce père, petit homme courtaud et bedonnant, toujours très affairé, parlait avec emphase de ses prochains arrivages de Paris. Quant à sa mère, je m'en souviens comme d'une fort belle personne aux yeux langoureux et ombragés de longs cils, dont le visage parfaitement régulier s'adornait de |