2'14 REVUE DES DEUX MONDES. Là-bas, de l'autre côté, c'est Gourairicourt !... Aperçois-tu le clocher d'Elon ?... Il n'omettait pas les moindres hameaux. Mêmé les férmes les plus écartées lui étaient familières. Et, bien entendu, il connaissait de longue date les fermiers ou les propriétaires : Tiens ! voilà l'étang de M. Fully !... Voilà la ferme de Mme Thomas !... Voilà le château de M. Bonamy !... Et le bout du fouet visait successivement tous les points de l'horizon. Avec quel accent de considération et aussi quelle plénitude de sens l'excellent homme prononçait tous ces noms de gens, de villages, de bourgades infimes ! On sentait que les maisons comme les êtres, que tout cela vivait, pour lui, d'une vie profonde. Et cela tenait une place considérable dans sa propre vie. Il en était occupé, il en parlait sans cesse. Les morts, les naissances, les mariages l'émouvaient ou le passionnaient. Il était ferré comme pas un sur les généalogies. Je n'ai jamais vu personne vivre avec plus de candeur, de naïve bonne foi, la vie d'autrui. Certes il n'ajoutait rien aux qualités de ses personnages, nul n'était plus incapable que lui de déformer ou de magnifier un type par artifice littéraire. Seulement, ses amis, ses connaissances, —le pays tout entier, existaient à ses yeux. Ils étaient, pour lui, toute la réalité, ni plus, ni moins. Quand il disait : « J'ai vu aujourd'hui Maître Bastien ! » eh bien ! je le voyais, moi aussi, ce Maître Bastien comme s'il eût été là, devant moi, peint en pied, dans un cadre accroché au mur... L'illusion était créée par l'intensité que mon père savait mettre dans ses simples syllabes : « Maître Bastien », et non point par quelque émoi de mon imagination ou quelque tendresse de mon coeur. Car je n'en avais aucune pour Maitre 13astien. Je n'arrivais point à m'intéresser, comme lui, aux faits et gestes du notaire de Pillon... Il en était de même pour tous ces villages et tous ces braves gens de la campagne, dont il prononçait les noms avec un tel accent. Je devine qu'il en souffrait secrètement. Mais c'était plus fort que moi : ma pensée m'emportait ailleurs. De toute mon âme, je fuyais vers tout ce qui n'était ni Spincourt ni les gens de Spincourt. |