2l2 REVUE DES DEUX MONDES. respect pour les gens de mon village, et en particulier pour les bourgeois cossus chez qui nous fréquentions ! Dressé de bonne heure à la discipline, je n'aurais jamais eu l'idée de tourner en ridicule les gros bonnets de la localité. Je les révérais vraiment. Mais je sentais que je n'avais rien à faire avec eux, rien à tirer d'eux... Aujourd'hui, après avoir beaucoup vu et beaucoup comparé, je me rends compte que j'étais injuste pour mes compatriotes, que je leur dois, en somme, beaucoup plus que je ne pensais alors, et que ces gens si peu donnants m'ont tout de même beaucoup donné. Je dois à ces bourgeois économes et frigides, toujours un peu guindés et cérémonieux, le goùt de la tenue, de la dignité intérieure,ile sérieux dans l'esprit et dans la conduite. Je dois à ces réalistes, à ces hommes positifs, si terre à terre, l'amour du vrai, et, quand il s'agit de théories abstraites, le besoin de toucher du solide et, du vivant sous la fantasmagorie des mots, comme nos paysans soupesaient un écu dans le creux de leur paume, pour se convaincre qu'il avait bien le poids légal. Ils pouvaient patauger dans la boue les trois quarts de l'année : c'était du monde propre, d'une propreté morale que je n'ai retrouvée nulle part ailleurs. Je leur dois surtout une haute leçon de spiritualité. Ces gens avares, pour qui un sou était un sou, ces rustres si attachés à leur bien, si renfermés dans l'horizon de leurs champs, croyaient pourtant qu'il existait autre chose que leurs champs et que leur bien, autre chose qui méritait réflexion et considération. Eux aussi, ils vénéraient leur église de Spincourt, comme l'attestation visible et tangible de cette chose, qu'ils ne voyaient ni ne touchaient, mais dont leur réalisme profond leur faisait admettre la nécessité. Ils étaient croyants sans emballement, sans chaleur, sans aucune sentimentalité, uniquement parce qu'ils allaient jusqu'au bout de leur réalisme d'hommes de la terre. En somme, c'était l'église, beaucoup plus que le curé, qui exerçait sur eux cette espèce de magistère moral, l'église avec ses offices, ses cérémonies, l'atmosphère purifiante et exaltante qui l'emplissait. Personne, chez nous, ne manquait à la messe, et la majorité de la population assistait aux vêpres comme au salut, tout ce monde rustique, nettoyé et rasé de frais, en blouse, en veston ou en redingote des dimanches. Nos gens prenaient là des habitudes de tenue, de politesse, de recueille |