270 REVUE DES DEUX MONDES. gens vivaient là dans leur maison de famille, du produit de leurs fermes ou de leurs petites rentes. Et cela m'amène à constater de nouveau combien tous ces villages meusiens étaient sinon riches, du moins aisés. Bien entendu, mes parents entretenaient des relations étroites et quotidiennes avec tous ces bourgeois. J'étais accueilli par eux ni bien ni mal, plutôt mal : la plupart de ces personnes étaient des vieilles gens qui avaient une grande crainte des enfants : c'était un dicton courant chez nos bonnes femmes que les enfants ne sont pleins que de « mauvaises avisions ». On nous houspillait en conséquence. Même chez les plus bénins, je ne sentais aucun élan, rien qui m'attirât, qui répondit à mon avidité de sympathie. Comme le pays lui-même, ils étaient peu donnants. Certains poussaient si loin l'avarice, y apportaient une telle conscience et, si l'on ose dire, un tel héroïsme que cela devenait, chez eux, presque une vertu. Je ne me rappelle pas en avoir reçu le moindre cadeau, à part quelques poires tapées et quelques pruneaux bien secs. Mais ce n'était pas de ces médiocres friandises que j'étais avide. J'aurais voulu les voir se dégeler un peu avec moi ; je leur aurais demandé un peu de chaleur d'âme, un peu de générosité et d'abandon de coeur ; je me serais mème contenté de cette banale cordialité dont nos méridionaux sont si prodigues. Je leur aurais souhaité un peu d'amour pour ce qui brille, pour ce qui réjouit les yeux. Mais leur existence était triste et plate, chiche, resserrée, renfermée, enfin désolante. Je ne pouvais pas la leur envier, ni me résigner à penser que j'étais fait pour la partager un jour. Pourtant, on les enviait : c'étaient des rentiers. Ils vivaient dans l'oisiveté. Mais quelle oisiveté ! A quoi tuer le temps ? Il y avait bien la chasse et la pêche. La chasse surtout était leur grande occupation. Le notaire du village, qui abandonnait à un clerc tout le soin de son étude, mettait à la chasse une sorte de fanatisme et de sombre frénésie : on aurait dit l'accomplissement d'un devoir ou d'un voeu. Dès l'aube, il partait, escorté par ses chiens et toute une bande d'autres fanatiques, pour une grande battue en forêt. C'était sérieux : on allait tirer des loups ou des sangliers. On s'était harnaché en conséquence. Coiffés d'une casquette à oreillères, ils avaient enfilé leurs peaux de bique, ceint leurs cartouchières, chaussé leurs grosses bottes |