268 REVUE DES DEUX MONDES. infiniment de considération. Le rustre le plus crotté, le dernier des valets de charrue, la dernière des filles de ferme était, pour moi, une personne, qu'il convenait de traiter avec politesse, à qui l'on devait céder sa place et donner, au besoin, son quignon de pain et même tout ce que l'on possédait. Au moindre accès de vanité ou d'arrogance, mon père me répétait que je devais saluer le berger lui-même comme un grand personnage et que rien n'était plus sot que de blesser l'amour-propre de qui que ce fût. « Tout le monde a son amour-propre que tu dois respecter ! » Ainsi me morigénait mon père. Et de là vient que, dès mes plus jeunes ans, je me suis évertué à deviner en quoi pouvait consister l'amour-propre de ce goujat en blouse et en sabots qui venait s'asseoir à notre table. Ne le devinant point, j'avais tout de même pour cet amour-propre mystérieux et si délicat, la plus consciencieuse déférence. Mais je constatais en même temps que ces rustres si susceptibles n'avaient aucun ménagement pour le mien. Et cela me paraissait une injustice, et même une grande injustice, car les enfants sentent de bonne heure ce qu'ils seront plus tard. Je me révoltais en secret d'être manié familièrement par des mains brutales et malpropres. Au fond, cette pédagogie de mon père dénotait une connaissance très précise de l'âme paysanne. Petit-fils de paysans, ayant vécu une partie de sa vie à la campagne, il savait par expérience toutes les roueries et toutes les finasseries villageoises. Il avait dù débrouiller souvent, comme homme de loi, l'écheveau compliqué de leurs malices, et il savait aussi tous leurs points sensibles. Il ne les jugeait pas mal et toutefois il avait encore sur eux des illusions, dont la première était de se croire lui-même un paysan. Il y mettait, si j'ose dire, un peu de littérature. Il les flattait, affectait de prendre leurs manières, de parler leur patois, il trinquait volontiers avec eux, passait des journées entières en leur compagnie, leur ouvrait sa maison, sa bourse, se mettait en quatre pour eux. Il y gagnait la réputation de bon garçon et jouissait, dans le pays, d'une sympathie universelle. Mais, dans soit désir de plaire et de ménager les amours-propres, il lui arrivait de passer la mesure et d'oublier qu'en somme il était un bourgeois. Il prétendait traiter ces rustres comme lui-même, leur faire manger sa chasse ou sa pêche, les abreuver de son vin et de ses liqueurs. Toutes ces |