262 REVUE DES DEUX MONDES. point au nez. Il n'avait pas plus d'ironie que de fantaisie. Il me dit très sérieusement, très posément, comme un maquignon en foire : Tu ne voudrais pas !... J'en ai le double pour deux sous chez le marchand d'à côté !... Et il attendit que je rabattisse mes prix. ** Décidément, nous ne parlions pas le même langage, nous n'avions pas les mêmes jeux. J'avais beau m'appliquer aux leurs, me persuader même que j'y prenais du plaisir, au fond, ils me rebutaient, ils étaient sans intérêt pour moi. Il s'y trouvait aussi une certaine rudesse, une certaine brutalité qui me blessaient dans mes fibres les plus intimes. Par exemple, un de leurs grands divertissements, une vraie fête pour eux, et dont je ne puis me souvenir sans un petit frisson de répugnance, c'était, à l'époque de l'Avent, l'immolation du cochon de Noël. Devant la maison du boucher, sur la neige durcie par le gel et aplanie comme une aire de grange, on répandait de la paille, et on installait le berse, sorte de table à claire-voie, reposant sur quatre pieds. Les victimaires amenaient l'un après l'autre les porcs qui renâclaient, qui poussaient des grognements déchirants et qu'on étalait sur la paille fraîche, les quatre pattes liées. Farouche, le boucher s'asseyait sur l'échine du porc, pesant de tout son poids, pour empêcher la bête de bouger ; et, guetté par les yeux curieux des enfants qui faisaient cercle, il plantait son grand coutelas dans la gorge de l'animal. La fontaine rouge et chaude jaillissait sur la paille, se répandait sur la neige, qu'elle trouait de petites taches fondantes. On approchait des terrines de la plaie béante pour recueillir la précieuse liqueur. Puis, quand les derniers soubresauts de la victime s'étaient apaisés, on mettait le feu à la paille de la litière, pour flamber les soies du cochon. La flamme claire pétillait dans l'air vif du matin, à côté du berse dressé comme un autel portatif. Et, dans l'odeur âcre des poils brûlés, dans la fumée qui se dégageait de la paille humide, je songeais aux images de l'Histoire sainte : Noé ou Abraham offrant à l'Éternel les prémices de la terre. Sitôt la flamme éteinte, on transportait l'animal sur le berse, |