252 REVUE DES DEUX'MONDES. cette agitation insolite, cette ferveur mé nagère qui remplissait alors notre maison et presque toutes celles du village, rompait délicieusement pour moi l'affreuse monotonie des jours. En ces matins lumineux de juin, des groseilles pressurées s'étalaient en petits tas roses devant toutes les portes, de petits tas de rubis qui semblaient fumer au soleil. Du rose dans les rues de Spincourt, c'était une fête pour moi ! Tu vois à quoi se réduisaient mes plaisirs ! A force de regarder les choses, à force de les vouloir belles et joyeuses, j'arrivais à les transfigurer. Je n'exagère pas. Je me souviens qu'il y avait sur la maison des dames Thomas un tuyau de cheminée en tôle, coiffé d'un capuchon, qui avait fini par prendre à mes yeux une figure humaine. Je lui avais fabriqué une histoire et je lui avais même trouvé un nom. Je l'appelais Toléra. Et, tous les matins et tous les soirs, en me levant et en me couchant, je ne manquais pas d'aller voir si Toléra était toujours l son poste sur le toit des dames Thomas, et je le saluais fort poliment. Chose bizarre I moi si prompt à me passionner pour les logis des autres, je n'arrivais pas à m'émouvoir pour celui de mes parents. Notre maison m'était indifférente. Il y avait bien, chez nous, une chambre d'apparat, où on ne me laissait pas entrer tous les jours et qui me remplissait d'une respectueuse admiration : on y voyait le fameux canapé en velours d'Utrecht « de ma tante Berry » et, sur la cheminée, entre la pendule et un cadélabre pompéien, une photographie qui représentait l'impératrice Eugénie, avec sa crinoline, ses perles et son diadème. Tout cela sans doute me ravissait, mais je ne m'y sentais pas chez moi, ce n'était pas la maison ancestrale, dont j'hériterais un jour. Somme toute, c'est bien ainsi que je considérais les autres maisons du village et mon Spincourt lui-même. Je n'y étais qu'un passant. Je n'étais pas de la paroisse. Les spectacles qui me touchaient le plus me restaient extérieurs. Je crois bien que cette disposition d'esprit m'a marqué pour la vie. J'ai toujours eu une tendance à voir les choses du dehors, d'une façon purement esthétique. Ou bien, quand j'essaye de les pénétrer, de mêler pour ainsi dire ma vie à la leur, je ne fais jamais que me prêter, je me retire promptement, comme l'artiste pressé d'aller contempler ailleurs. Ainsi, j'aurai traversé ce monde-ci en voyageur, — en étranger et en |