86 REVUE DES DEUX MONDES. sous leurs coups. Qu'est-ce que huit ans dans la vie d'un peuple et même d'une génération? Appartenant aux anciennes carrières administratives, judiciaires, financières, la plupart d'entre eux, alors qu'ils étaient encore jeunes, ardents, enthousiastes, s'étaient rangés sous la bannière des partis d'opposition et de réformes, et s'étaient essayés dans ce que nous avons appelé l'intrigue : les partis des Choiseul, des Maupeou, des Necker, des d'Orléans. Ils avaient l'esprit et la pratique des affaires, l'expérience, l'art de marcher en troupe et de se tenir; au suprême degré, le mépris des hommes. La Révolution avait accru leur scepticisme et développé leur expérience, mais avait aussi aiguisé leurs ambitions : ils rongeaient leur frein, essayant de se glisser à chaque ouverture. Pour refaire la France, la capacité de ces hommes était indispensable • ils représentaient, en somme, le seul personnel gouvernemental survivant à la fois à l'ancien régime et à la Terreur. Mais, pour les introduire et les contenir, il fallait une autorité reconnue, une tête capable de commander. Parmi eux, ce qui s'était trouvé de mieux jusque-là, c'était Sieyès. Ils se réunissaient à Auteuil où habitait Mme Grant, l'amie de Talleyrand. On disait : « l'intrigue d'Auteuil ». Ils aspiraient à une sorte de gouvernement constitutionnel à caractère quasi monarchique. Sieyès avait « songé à une illustre épée pour tenter un Fructidor conservateur ». On disait même que, reprenant une idée émise dès la fuite de Varennes, lui-même et Talleyrand avaient, dès 1795, proposé à un prince prussien « le stathoudérat » (1). Mais, tandis qu'on tergiversait, « l'illustre épée » était apparue; et elle appartenait à un général français. Certes, Sieyès s'était méfié tout de suite de ce blanc-bec silencieux ; mais sa coterie s'était tournée vers l'astre naissant. Les Talleyrand, les Fouché, les Gaudin, les Roederer, les Regnault, les Réal, tous n'avaient qu'un regret au coeur : celui d'avoir rompu avec la « douceur de vivre ».Mme de Staël les a dépeints, agités d'un tourment perpétuel, ne pouvant tenir en place, alternant entre le remords et l'espérance tant qu'ils n'auraient pas trouvé une solution, une consolidation quelconque, fùt-ce, selon le mot de Talleyrand, de « réaccoutumer la France au régime monarchique », mais sous la condition aussi de ne pas (1) Mémoires de Lucien, I; et 11. Welschinger, le Duc d'Enghien, p. 278. |