84 REVUE DES DEUX MONDES. plutôt l'allure d'un mathématicien que celle d'un général. Son regard est magnifique, sa bouche est d'un dessin très ferme, sa voix est grave, creuse et sourde. Il est froid, parle peu, mais d'une façon moins sèche que floche. » W. Tone l'appelle déjà « le plus grand homme de l'Europe » et ajoute : « Tout le monde le redoute (t) ». Dans cette tête penchée, le cerveau, lourd d'idées, combine Il prépare le jour où il fera sauter par la fenêtre les parlementaires, le jour où il mettra un terme à la Révolution en rendant la France à elle-même, le jour où il saisira le monde pour lui donner sa forme moderne (2). Mais, dans sa hâte d'ambition, dans sa logique de mathématicien, pour arriver tout de suite, il ne refusera pas de se lier avec un tas de vieux intrigants qui spéculent sur son génie deviné. Ainsi, il se rattachera sans prudence, jeune homme et si pur, au plus vil résidu du siècle qui s'achève. Le drame de sa vie, le « roman de sa vie », comme il disait lui-même, prendra, il est vrai, de cette complication détestable, un aspect plus émouvant et plus humain. Il n'est donc qu'un homme, lui aussi 1... En effet, il ne fut qu'un homme. Son génie impatient, tourmenté par l'inquiétude corse, se manqua à lui-même. L'être extraordinaire, le héros prédestiné, l'envoyé de la Providence s'engagea à jamais par ce faux départ; il devait succomber un jour, pour ne s'être pas dit assez, car il le savait, que la grandeur absolue est dans l'insouciance de soi, dans la patience qui sait attendre les circonstances probes. Inutile de monter si vite, impossible de monter toujours. Jeanne d'Arc, si elle s'élança plus jeune encore, trouva le bùcher à. vingt ans. Iv. -- LES GRANDES AMBITIONS NAISSENT EN BONAPARTE . - BONAPARTE ET « L'INTRIGUE » Napoléon a dit à Sainte-Ilélène que l'idée qu'il pourrait être appelé à jouer un rôle sur la scène politique ne lui vint qu'après Lodi : « Alors, ajoutait-il, naquit la première étincelle de la haute ambition. » C'est donc bien du militaire que naît le politique. Pourtant, à regarder les choses de près, on (I) Revue anglo-américaine, 1924, p. 46. (2) Ibid., p. 48. |