82 REVUE DES DEUX MONDES. que trahit le cri extraordinaire poussé après Tilsitt et qui est peut-être la raison occulté de toute sa vie : « Je ne serai le maitre que lorsque j'aurai signé le traité à Constantinople. » (1) La modération dans les conceptions fortes, telle est la qualité supérieure de l'esprit. Le ressort contenu, la domination sur soi-même, c'est la vraie grandeur et telle doit être l'ambition suprême. Cet autre Italien qui, jadis, était venu en France avait dit déjà : « Je veux savoir jusqu'où la fortune peut porter un homme I.. » La fortune ne se laisse pas faire; elle ne contracte de tels pactes avec personne. Ceux qui jouent cette partie avec elle sont battus d'avance. Ils risquent leur destinée sur une carte qui est son secret à elle, la chance. Ainsi ils ont révélé le déséquilibre latent qui est en eux et par quoi ils périront. A la fin, chez Napoléon lui-même, l'esprit net, le sens pratique, la claire intelligence s'obnubileront et se perdront dans une loquacité sans frein, dans des échappées de violence sauvage, dans des conceptions chimériques où se retrouve le romantisme initial, dans cet étrange refus de voir ou d'admettre la vérité où s'égarera son impérieux commandement. Puisqu'il ment à tous et qu'il se ment à lui-même, on lui mentira. 11 se plaindra alors qu'on le trahisse : il s'est trahi. Une telle faillite des plus riches dons qu'ait reçus un mortel vient du moral. Bonaparte a toujours été personnel, non tant pour lui peut-être, que pour son entreprise et aussi pour les siens; Corse, il ne perdit jamais de vue la clientèle, le clan. On ne trouve jamais, en lui, cette soumission exclusive au devoir qu'exige le bien public, ni ces égards pour les autres, ni cette humanité, ni cette humilité envers la vie, ni cette abnégation qui sont les seules ressources inépuisables et qui ne dépendent que de l'homme lui-même. Il voit toujours le bénéfice et le profit, il fait trop souvent le calcul de l'intérêt immédiat sans se préoccuper des suites lointaines. Dès juillet 1795, dans son premier plan militaire, il écrit : « La guerre doit se nourrir aux dépens du pays ennemi. » N'a-t-il donc pas compris qu'une telle politique aura pour effet de semer, dans les pays envahis, une graine d'inimitié Indes-- (t) Souvenirs de Chaptal, p. 350. |