80 REVUE DES DEUX MONDES. tion emplit finalement le coeur d'une allégresse indicible„ Buffon a parlé, à propos de ces souples et joyeuses foulées du génie, des « articulations du lion ». L'action est heureuse du jeu simultané de tous les organes. A l'homme d'action, la fatigue est exercice, l'effort aisance, le surmenage plénitude. Au bout du saut, la proie. Napoléon fut un grand laborieux : il dit, lui-même, « qu'il peut se donner sans lassitude, huit, dix et douze heures de suite à l'étude de ses affaires », qui étaient les affaires du monde. Le travail est sa seule distraction, son seul vrai plaisir. Il repasse sans cesse ses effectifs, ses canons, ses ressources, ce qu'il appelle ses moyens, dans cette mémoire extraordinaire qui garde tout, classe tout et lui représente tout, comme les « tiroirs d'une armoire que l'on ouvre et que l'on ferme ». I1 a toujours l'oeil et le compas sur la carte ; il voit en esprit et travaille même à vide, ne fût-ce que pour s'entraîner et garder toujours les réflexes élastiques et prêts. Cette absorption complète dans l'oeuvre, c'est la raison de son être et le tout de sa vie. Et voilà ce qui distingue ces natures extraordinaires. Elles obéissent à un dessein, à un ordre supérieur. Dieu « le leur a commandé » ; « elles sont nées pour cela » ; c'est le mot de Jeanne d'Arc. Elles vont où elles doivent aller et suivent leur étoile. Napoléon a parlé cent fois de sa dépendance à l'égard d'un être mystérieux. Revenant sur la campagne de Russie, il dit à Sainte-Ilélène : « Avec ma carrière déjà parcourue, avec mes idées pour l'avenir, il fallait que ma marche et mes succès eussent quelque chose de surnaturel. » Dès le début de sa carrière, il écrivait à Joséphine : « Je dépends des événements; je n'ai pas de volonté. » Il dit encore : « L'on dépend des événements et des circonstances. » Et encore, à Sainte-Ilélène : « Après tout, on doit remplir sa destinée, c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien ! que les miennes s'accomplissent! » Qu'est-il donc lui-même, que sont les autres, qu'est le sang versé, que sont les sentiments, les femmes, les foules, eu égard à cette fatalité ? Des instruments, les instruments du Destin. Joséphine, déjà toute ridée et qui se rajeunit de six ans sur l'acte de mariage, qu'est-elle, sinon l'accès à un monde jusque-là fermé, la complicité de Barras gagnée et le commandement de l'armée d'Italie obtenu?... le sentiment |