56 REVUE DES DEUX MONDES. Tout cela, je l'ai vécu non pas à Spincourt, non pas entre telle et telle année de mon enfance, mais dans un lieu indéterminé et sans âge, quelque chose comme le monde idéal et abstrait des tragédies classiques. Ni les heures, ni les jours, ni les formes, ni les pays n'existaient pour nous. Notre mémoire elle-même n'avait rien à retenir que le reflet insaisissable de cet état de perpétuelle béatitude. Si l'on nous eût demandé où tout cela s'était passé et si nous eussions été capables de comprendre et de répondre, nous eussions répondu sans hésiter « Au ciel ! » Maintenant, au sortir de ce cercle angélique, après avoir traversé cette sphère enfantine, monde de toute lumière et de toute pureté, il va falloir descendre vers les ténèbres et les boues. Il va falloir prendre conscience de tout l'extérieur, reconnaître le point de ma chute, entrer en contact avec l'ennemi, détourner mon amour de ce pur Amour, « qui meut le soleil et les autres étoiles », pour le tourner vers les choses d'en bas. A cette époque j'étais tout débordant d'amour, mais, à mesure que j'ai vécu, je n'ai plus su à qui le donner. J'ai cherché longtemps. J'ai fini par trouver. Ah ! que cette erreur fut longue ! Comme il a fallu m'enfoncer dans « le chemin profond et sauvage », dont parle Dante, et tàtonner sans fin dans le brouillard et la fumée des « lieux où rien ne luit ! » Cela a commencé tout de suite, au sortir de l'âge baptismal... Cher ami, écoute mon histoire 1 C'est la nôtre à tous ! A partir de cet instant, je ne vais plus cesser de descendre... La deuxième partie au prochain numéro.) LOUIS BERTRAND. |