52 REVUE DES DEUX MONDES. Mais, si je témoignais tant de respect à Jean Louis, mon disciple et mon frère, c'est que j'avais découvert en lui un don incomparable : il était, pour mon imagination, un excitateur auquel je ne résistais point. A de certains moments, les rôles étaient renversés entre nous : c'était lui qui me dominait, et, pendant des journées entières, je subissais la maîtrise de cet innocent... Tout à coup, une flamme passait dans ses prunelles grises, il bredouillait des paroles incohérentes, évoquait devant mes yeux je ne sais quel mirage de choses inconnues, et aussitôt, d'un air fou, il prenait sa course... Sa folie me gagnait. Je le suivais comme on suit un voyant, et nous courions, nous courions de toute la vitesse de nos petites jambes, certains qu'il y avait des merveilles à découvrir par là, nous ne savions pas où, mais enfin là-bas, bien loin, au bout du monde. D'autres fois nous partions, sans même savoir pourquoi, pour rien, pour la beauté de l'aventure... L'étonnant, c'est que ce Jean Louis fût le descendant de toute une lignée de rustres courbés sur la glèbe et incapables de rien voir au-dessus du sillon nourricier, que cet exalté, ce réel poète, ignorant de lui-même, fût né au milieu des chevaux et des vaches, des oies et des dindons de Spincourt. Il savait bien que, lui aussi, il était un paysan, que, son tour venu, il tiendrait le manche de la charrue et mènerait le barrot, comme son père. En attendant, il vivait avec moi, comme un jeune prince, un paladin, uniquement occupé à découvrir et à« conquester » des pays étranges. Dans toute ma vie, je n'ai rencontré nulle part un idéaliste aussi absolu, un rêveur aussi céleste, que ce fils de rustres aux mains calleuses, sans amour que pour la.terre et l'argent... Et c'est à cause de cela que je le chérissais, par-dessus tout, d'une affection faite de respect et d'émerveillement. D'instinct, j'avais reconnu en lui une âme pareille à la mienne, égale et même supérieure par ce don qui était en lui, cette intuition soudaine du mystère, de tout le merveilleux et de tout le caché qu'il y a dans le monde. Moi, du moins, j'y aspirais comme lui. Sur cette unique ressemblance, une amitié solide pouvait s'établir. Tel est le secret des âmes : une foule de dissemblances et de contrariétés peuvent séparer deux êtres, ils se rejoignent par quelque identité foncière. Ce qu'il y a d'essentiel en nous, ce qui fait que nous sommes deux âmes, est pareil en toi et en |