50 REVUE DES DEUX MONDES. Comme tous les enfants, j'étais sur le sein de Dieu. Je n'aspirais qu'à jouir toujours plus de cette grande bonté paternelle, dont un instinct, enraciné au plus profond de mon être, m'assurait qu'elle ne pouvait pas me tromper. IV. LES DEUX PETITS GARÇONS QUI VOULAIENT ALLER EN PARADIS Pendant toute cette période de l'âge baptismal, où je vivais, pour ainsi dire, entre terre et ciel, j'eus un compagnon d'exaltation, que les rencontres les plus brillantes, les amitiés les plus glorieuses n'ont jamais pu me faire oublier. C'était un petit paysan comme moi, un enfant de mon âge, qui était né deux ou trois jours avant ou après moi, je ne me souviens plus très bien, et qui portait le même prénom que moi : il s'appelait Jean Louis. Fils unique, il appartenait à une puissante et nombreuse famille, fortement enracinée dans le pays, famille de petits propriétaires terriens, qui cultivaient eux-mêmes leurs champs, tenaient le manche de la charrue, fauchaient leurs blés ou leurs avoines, plantaient leurs pommes de terre, menaient la charrette ou le barrot (1). Tous ces Louis, quels qu'ils fussent et d'où qu'ils vinssent, de Spincourt, de Vaudoncourt ou de Gouraincourt, offraient tous un beau caractère clérical. Les pères et les grands pères, en redingote noire et haut de forme, portaient le dais, le jour de la Fête- Dieu et chantaient au lutrin. Les filles tenaient la bannière dans les processions, fournissaient d'importantes recrues aux Enfants de Marie. L'une d'elles, atteinte d'un cancer à la jambe, avait été miraculée à Lourdes. J'ai vu longtemps ses béquilles suspendues à l'autel de la Vierge, dans l'église de Spincourt... Tu me pardonneras d'insister sur ces petits détails : ils expliquent en partie le caractère surtout religieux et, si j'ose dire, mystique des relations qui se nouèrent entre Jean Louis et moi... C'était un être vraiment étrange, certes aussi racé, aussi enfant de Spincourt qu'on peut l'être, avec ses cheveux d'un blond cendré, ses prunelles couleur de chanvre, mais qui, pourtant, semblait, comme moi, venir d'ailleurs. Déjà ce caractère commun devait me le rendre fraternel. J'ai toujours eu (1) Synonyme lorrain de tombereau. |