42 REVUE DES DEUX MONDES. vie, au moins dans ses événements capitaux, me fut préfigurée. Cela ne paraîtra invraisemblable qu'à ceux qui n'ont pas suffisamment réfléchi sur eux-mêmes, ou qui dédaignent de s'étudier et de se connaître dans la période enfantine de leur vie, sous prétexte qu'elle est insignifiante. Nous laissons ainsi glisser au gouffre et s'abolir dans notre mémoire ce qu'il y a, en nous, de plus solide en même temps que de plus primitif. Et, si j'y insiste ainsi, ce n'est point pour en venir à cette banalité que l'homme est déjà tout entier dans l'enfant, mais pour mettre toujours plus en évidence cette vérité que la lumière est en nous, comme les ténèbres, dès le commencement. Chez la plupart des hommes, elle vacille ou s'éteint avec les années, et les ténèbres s'épaississent... Pour ma part, je me rappelle fort bien ces lointaines années : elles ont été singulièrement vivantes et fécondes. Entre trois et quatre ans, j'ai eu le sentiment ou l'intuition de tout ce qu'il y a d'essentiel dans l'ordre moral ou intellectuel, et cela, avec une surabondance de clarté, une profondeur d'émotion que je n'ai jamais plus retrouvées depuis. Dès ce temps-là, j'ai eu le sens de l'infini, de l'infini en hauteur et en profondeur, de l'infini dans la chute et aussi de l'infiniment petit que nous sommes. Mais c'est surtout le sentiment, et même la sensation physique, de la chute, de la chute sans fin dans un gouffre sans fond, qui m'a tourmenté alors. Et cette chute n'était pas un simple accident matériel, c'était une torture qui, je le savais, devait durer, se prolonger indéfiniment, un supplice auquel je. me sentais condamné, et dont s'est' dégagée, plus tard, pour moi, l'idée théologique de la chute originelle... Quelle chose bizarre chez un si jeune enfant! Pendant très longtemps, la nuit, dans mon petit lit, ç'a été une véritable hantise, accompagnée de terreurs inexprimables. Je m'éveillais soudain, épouvanté par le grand silence de la campagne endormie. Les soirs de neige surtout, cette absence totale de bruit, à côté du poêle éteint, dont le ronflement familier avait cessé, cet anéantissement complet dans les ténèbres exaspérait mole épouvante. Je ne percevais plus que le battement de mes tempes, et alors, affolé par ce noir et ce silence absolu, par cette mort de tout, il me semblait que mon petit lit s'effondrait sous moi et que je m'enfonçais, que je descendais désespérément, interminablement, dans un vide et |