34 REVUE DES DEUX MONDES. de cristal, et elle se lamentait sur le dépareillage de son service. Ma grand mère maternelle, venue de Briey pour la circonstance, malgré ses soixante-dix ans bien sonnés, assistait, grondante et bougonnante, à cette dévastation de la vaisselle et à cette mise à sac de tout le logis. Entre elle et la mère Josset, matrone pleine d'expérience, qui présidait à tous les accouchements du village et même de la contrée, c'étaient des prises de bec continuelles au sujet des soins à donner à la gisante, comme au poupon futur. Ma grand mère, en femme qui a eu douze enfants, ne s'en laissait pas conter et jugeait de haut les méthodes de la mère Josset. Quand, finalement, j'eus fait mon entrée en ce monde, elle demanda une cuvette et une bouteille de bordeaux tiédie devant le feu, et elle me plongea incontinent dans la généreuse liqueur. Tel fut mon premier baptême, laïque et même un peu païen. Ce n'était nullement par dérision du sacrement (ma grand mère, sans être trèspieuse,était bonne catholique),mais elle entendait suivre une coutume très ancienne et encore respectée dans les familles bourgeoises. Enfin, elle était convaincue que ce premier bain au vin de bordeaux raffermissait les membres du nouveau-né et lui conférait, pour toute sa vie, une vigueur exceptionnelle. Toutefois, j'eus de la peine à venir : il fallut recourir à l'opération césarienne... Depuis, j'ai maintes fois réfléchi sur ce fait initial. Ainsi, j'ai commencé par refuser l'existence, comme si j'en pressentais toute la tragique absurdité ! Je ne voulais pas entrer dans la fête. D'avance, j'étais désenchanté... Oui, ce premier fait de ma destinée m'est revenu souvent en mémoire, lorsque, pris de nausée devant tant de sottises ou d'horreurs, j'ai été tenté, plus tard, de détourner mes lèvres du plat dégoûtant de la vie... A quoi tient, d'ailleurs, une vie humaine ! 11 s'en est fallu de si peu que je ne fusse point ! Sans le courage de ma mère, je serais resté à tout jamais dans ce que le bon Sully Prud'homme appelle « l'empire innommé du possible ». Combien n'ont pas eu cette chance de franchir les passes de l'arrivée 1 Songeant à ces millions et à ces milliards de mortsnés, à tous ces naufragés de l'être, qui n'ont même pas entrevu le port, je me suis répété souvent, depuis, les phrases moqueuses de Renan sur la vaine et effroyable prodigalité du stupide univers, qui gaspille les germes sans savoir ni ce qu'il |