32 REVUE DES DEUX MONDES. vanter d'avoir couché tout un peuple à mes pieds, — cela au prix d'efforts, de souffrances et de luttes, dont tu n'as pas idée...; Et pourquoi?... Pour aboutir, bientôt peut-être, à la misère physique et morale, pour assister à la destruction lente de tout ce qui fit mon orgueil, de ma force, de mon intelligence, de ma pensée, ou pour tomber tout à l'heure, comme un chien qu'on abat, sous la balle d'un assassin?... Mon action ellemême ne sera plus comprise demain. Elle paraîtra injuste et monstrueuse, inutile en tout cas. Elle le paraît déjà : on ne se gêne pas pour le dire... Et c'est pour cette absurdité et pour cette horreur, que je sens toute prochaine, que j'aurai vécu! En vérité, sans l'immense espérance de Silvange, et sans la persuasion que quelqu'un qui nous mène a sur nous des desseins incompréhensibles, tout cela n'a pas le sens commun.; Je me souviens d'une réponse que je fis, il y a bien des années, à un jeune homme qui se plaignait à moi de son père, lequel avait, j'en conviens, de grands torts envers lui : « Quand même, lui dis-je, remerciez-le!... ne fût-ce que pour vous avoir fait le magnifique cadeau de l'existence I... » « Magnifique cadeau! » On dit cela, quand on est jeune. Mais devant le trou noir?... * * Quoi qu'il en soit, je suis né à Spincourt. Je suis d'entre Meuse et Moselle. Et, j'ai beau dire, je ne puis pas nier que je sois Lorrain, quand je songe à toute l'épaisseur de chair, à toute la matérialité qui me rattache à ce pays. Si je pense à mes ascendants, tant paternels que maternels, tous bons et solides Lorrains, enracinés sur leur terre depuis plusieurs siècles, je vois des prés et des champs, des hectares de cultures, des maisons avec leurs granges, leurs écuries, leurs grands corridors, leurs jardins tapissés d'espaliers et hérissés de rames de fèves, leurs greniers encombrés d'armoires et bourrés d'un tas de choses obscures. Je vois mon père, si fortement racé, si profondément lorrain, malgré sa pàleur méridionale, et ma mère, non moins lorraine sous ses lourds bandeaux de cheveux noirs. Tous deux sont, autant qu'on peut l'être, gens du Haut-Pays, de ce plateau qui part de Luxembourg et qui domine la rive gauche de la Moselle, région déjà influencée par le voisinage des patois et des moeurs germaniques. |