226 REVUE DES DEUX MONDES: et rien que des femmes, sans une maîtresse femme. Autour de ces infortunées, qui s'affolent du seul bruit de leur voix, pas un conseil ou un appui, pas un ami, pas un honnête homme. Le notaire, lui-même, par une rencontre assez rare, au lieu de défendre leurs intérêts, les trahit. Les convoitises déchaînées des uns et des autres, au lieu de se paralyser, s'entraident. Un mariage venait d'être conclu : il se trouve que le fiancé, bon jeune homme attaché aux jupes de sa mère, est un séducteur et un lâche, sa mère une femme d'intrigue et une méchante femme. Nos familles bourgeoises ont du moins pour elles leur honorabilité : il y aura une tache dans la famille Vigneron : l'une de ces trois jeunes filles bien élevées, comme on les élevait, il y a quarante ans, succombera sous la honte. Reste une chance de salut que l'auteur n'a pas voulu refuser à ces victimes de la moderne fatalité, mais achetée à quel prix, payée de quel sacrifice ! Ainsi Henry Becque a réussi à imaginer l'aventure-type, le cas qui enferme tous les cas analogues, toutes les variétés de l'espèce. Il en résulte que sa pièce est parmi celles dont nous avons le plus fréquemment l'occasion de nous souvenir. Chaque fois que les misères de la vie quotidienne ramènent le spectacle d'une famille qui s'effondre, d'une affaire pillée par ceux qui devaient la défendre, d'une fiancée qui perd son fiancé en perdant sa dot, d'une jeune fille qui se vend héroïquement pour assurer le pain des siens, nous songeons aux Corbeaux. Et nous constatons la ressemblance. C'est cela même qu'on veut dire, quand on parle d'une oeuvre classique. L'interprétation est des plus honorables. A louer particulièrement M. Bernard dans le rôle de Teissier, et. Mlle Mary Bell, très touchante dans le rôle de Blanche qui lui a valu un grand succès. La pièce uniformément sombre n'est pas de celles qui se prêtent à mettre en valeur une vedette. Il y faut surtout un bon ensemble. MM. Robert de Flers et Francis de Croisset sont des auteurs heureux. Ils continuent. Après le Retour, après les Vignes du Seigneur, leur nouvelle pièce a reçu le même accueil et connaîtra le même succès, parce qu'elle a les mêmes mérites et qui sont bien à eux. Leur art est, fait d'observation, d'esprit, d'une connaissance du public et d'une dextérité sans égales. Ce dont il faut par-dessus tout les louer, c'est de cette qualité si française, le goût, qui leur permet d'effleurer tous les sujets, avec la même légèreté. Jamais d'insistance, rien qui choque, une grâce qui se joue à la surface, une parfaite harmonie |