8 REVUE DES DEUX MONDES. Il y a encore autre chose qui m'attire et me retient sur ce haut lieu : non pas seulement cette pureté, cet air vierge, mais, pour tout dire, cette sublimité qui fait des hautes solitudes montagneuses un refuge plus exaltant que le désert. On s'y sent plus près des grandes sources de l'Être, plus près du Primitif et de l'Éternel, de ce qui fut d'abord et de ce qui sera toujours. Quel cloître vaut ces lieux-là, pour se recueillir?.. J'y viens pour cela. Cette fois-ci, j'y suis venu surtout pour cela, pour m'arracher, un instant, à la dispersion de la vie d'en bas, pour me saisir ou me ressaisir moi-même. Jusqu'à ce jour, je n'ai guère vécu que dans les autres. Trop fidèle peutêtre à la méthode flaubertienne, j'ai cru me trouver en eux, j'ai cru que la meilleure façon de me trouver était de sortir de moi et que la discipline la plus étroitement objective était la seule qui conduisit au coeur des mystères de la subjectivité. Et pourtant, ce que je sais le mieux, ce que je devrais le mieux savoir, c'est moi-même I Je voudrais, ici, ne m'occuper que de moi, revoir toute ma vie d'un seul coup, comme on dit que les mourants la revoient toute à l'instant suprême... Et puis il me semble que cette retraite convient à mon âge. De jour en jour, je me sens devenir plus étranger à ce monde-ci. Je vois poindre l'autre rive. Je suis sur l'autre versant de la montagne. Les actuels vivants prennent, à mes yeux, des figures d'ombres, qui s'écrasent et qui s'effacent dans un mouvement de fuite effrayant. Je ne les comprends plus qu'à moitié. Bientôt la communication sera coupée. N'est-ce pas une bonne pudeur que de venir cacher dans ce désert l'être étrange que je deviens de plus en plus? Et c'est pourquoi, dès que je l'ai pu, je suis allé rêver dans un endroit secret que je connais bien, près d'un petit étang qui m'est cher et confidentiel comme un ami : dans un recoin de la forêt, au milieu des pins et des éboulis de roches, une coupe d'eau verte effleurée seulement par des vols de libellules presque aussi grosses et aussi somptueuses que des oiseaux de paradis. Par-dessus les têtes brûlantes des pins, à travers une large déchirure de la montagne, on aperçoit les cimes bleuâtres des Pyrénées, toutes vibrantes, comme de grandes lyres, dans l'air torride de la méridienne, cependant qu'un |