912 REVUE DES DEUX MONDES. le jeune capitaine du 55e aux railleries et au dédain de ses camarades, le revêtait aux yeux de cette miss de vingt-cinq ans d'un halo de gloire et de beauté. Elle aima ce poète rêveur et distrait, un peu hermétique, si différent des nombreux officiers qu'elle avait connus jusque-là, ce soldat au teint de vierge, à la voix grave et prenante, aux manières aristocratiques et secrètes. Elle fut bientôt plus acharnée que lui pour triompher de la résistance de sir Bunbury, et pour sacrifier de gaîté de coeur les avantages qu'elle pouvait tirer de sa famille (1). Vigny était pris. Il s'abandonna en aveugle à son amour et à ses chimères, et quand, à la fin de 1821, son régiment fut rappelé à Orthez, il demanda et obtint un nouveau congé qui lui permit de revenir à Pau, pour régler et achever la grande affaire de son mariage. C'est donc à peu près en civil, qu'il reprit son séjour daces la capitale du Béarn. Il avait abandonné complètement toute idée de demeurer dans l'armée : cela ne plaisait ni à sa fiancée, ni surtout à son futur beau-père, et il ne cherchait plus que l'occasion d'être admis au traitement de réforme. A partir du ter janvier 1825, il fera prolonger et renouveler ses permissions, le ter octobre, puis let er janvier 1826, jusqu'au 13 avril 1827, date à laquelle, définitivement, il quittera le service. Au fond, il y avait déjà longtemps qu'il sentait bien que son avenir n'était pas là. « J'étais indépendant d'esprit et de parole, j'étais sans fortune et poète. Triple titre à la défaveur », écrira-t-il dans son Journal. De plus, il l'a avoué lui-même, sa froideur avec ses chefs et ses camarades l'avait fait classer comme une sorte de révolté en opposition permanente contre la discipline ; sa distraction naturelle et l'état de somnambulisme où le jetait la poésie passaient pour une sorte de dédain de tout ce qui l'entourait. Enfin, malgré une éducation très sévère et très énergique, son corps débile supportait mal les fatigues de la vie militaire. A tous les points de vue, il en était excédé et ne demandait qu'à en sortir. (1) Vigny, non seulement, fut déshérité par son beau-père, mais encore fut trompé dans son contrat de mariage, sur la valeur des biens donnés en dot à sal future. On a même raconté, plus tard, que cette dernière s'en était excusée en lu disant : « Que voulez-vous ? Je vous ai trompé, parce que je vous aimais ! » Si l'anecdote est inventée, le fond en est exact. |