732 REVUE DES DEUX MONDES. rable amant de la Carlotta l'avait bien pressenti, avec cette sûreté des séducteurs professionnels, quand il voulait spéculer sur la tendresse cachée de sa soeur pour fléchir son ennemi et payer la rançon de Josette Gallice. J'étais en présence de ce prodige : un double amour qui ne s'était jamais déclaré et qui avait foudroyé deux vies, mais à la façon dont la foudre tombe dans nos montagnes où elle se brise elle-même contre le rocher qu'elle fend. Michel portait encore la marque de feu. De l'autre côté de la Lévanna, Bianca demeurait-elle stigmatisée elle aussi ? Nous le saurions bientôt. Je me levai et donnai le signal du départ. Michel me passa sa corde autour du corps et prit la tête de notre petite caravane. Sur notre droite, la masse blanche de la Lévanna aux quatre cimes nous dominait. Nous abordâmes le glacier d'où l'on descend en pente raide sur le val d'Orco. Mais ce spectacle, pourtant magnifique et toujours nouveau, ne me passionnait pas, bien que je n'aie jamais pénétré en Italie par ces portes de la montagne sans une joie de conquérant. Le drame passionnel qui, depuis dix ans, attendait son dénouement me prenait tout entier. Dans le Cid, notre vieux poète ne laisse-t-il pas entrevoir assez effrontément le mariage de Chimène et de Rodrigue ? Les paysans de nos Alpes auraient-ils plus de délicatesse et d'honneur que les Castillans ? La rêverie sur le seuil de la maison déserte, au Mollard, ne m'autorisait-elle pas à un autre espoir ? Pour tâter Michel, je fis tout haut cette réflexion : - Après tout, elles n'ont pas dû le regretter beaucoup, cet affreux gredin. Il ralentit sa marche et la corde se détendit : - C'était leur fils et leur frère, me répondit-il. Nous recommençâmes d'avancer en silence. Bah I son inquiétude n'était-elle pas déraisonnable ? Ces dix ans écoulés, avec la guerre par surcroît, avaient dû tout bouleverser, tout balayer. Bianca s'était sans doute mariée. Elle aurait même eu le temps, avec l'aide de la guerre, de devenir veuve. Nous ne trouverions personne à Cérésole. Que reste-t-il de nos amours après dix ans ? Mais, après dix ans, Michel avait-il changé ? Pauvre Michel : ne courait-il pas à une désillusion ? Sa volonté et sa passion, tendues vers un but unique, le portaient à cette recherche du passé, qui vraisemblablement n'aboutirait pas. |