846 REVUE DES DEUX MONDES. représentait : âme du régiment, image de la Patrie ; et dit qu'il servait de guide et de point de ralliement ; que tout restait sauf encore tant qu'il flottait ; qu'il n'était jamais plus précieux qu'en lambeaux ; qu'il fallait enfin mourir sous ce haillon, ou le sauver... Des générations et des générations de cavaliers, nos anciens, l'avaient entouré de ferveur et d'amour avant nous, suivi dans le sang, dans le feu, et maintenu toujours intact et debout. C'est pourquoi il était saint, consacré par de si longs sacrifices... Aussi quand il parut, à l'autre bout du quartier, arrivant au galop ralenti par la porte d'Agen, au milieu de son escorte sabre au clair ; quand il franchit le pont dans un bruissement de soie lumineuse suscité par le vent de la course, et que, soudain, il s'arrêta, retombant le long de sa hampe, paraissant plus haut maintenant au-dessus des encolures encapuchonnées ; que, bêtes et hommes faisant face, la fanfare, massée à cheval sur le côté, entonna pour le saluer un chant grave, solennel, religieux, aux sonorités assourdies, une sorte d'hymne, pareil à ceux qui s'élèvent aux cérémonies d'un culte, un frisson inconnu courut nos rangs, et les coeurs battirent dans les seins immobiles, les coeurs qui se donnaient à jamais... Puis un grand silence vint ; le colonel, aigrette au front, nous présenta l'emblème, nous répéta brièvement les fastes, les consignes, la leçon sublime, nous fit défiler, et fit ensuite fermer le ban par le même salut, le même chant recueilli. Et l'étendard tourna bride, prit du champ en rayonnant sur son escorte, disparut, à l'allure de l'arrivée, entre les flammes bondissantes jetées par les lames nues... Le jour entier nous restâmes pénétrés de sa présence... Après ces impressions, après ce frémissement, le métier me sembla léger. La besogne matérielle, des pansages aux corvées de quartier ou de fourrage, des gardes d'écurie aux soins des litières, et dans le monde moral la suggestion absolue, l'adaptation à un milieu rude et libre, les heurts, les froissements inévitables s'adoucirent, perdirent de leur contrainte et de leur vulgarité. Je pris goût à cette vie martiale. Brigadier en mars 1891, avec mon cheval Craqueur, sec et mince comme un coureur arabe, maréchal des logis en mai 1892, avec mon cheval Dactyle d'abord, qui ressemblait à une ébauche de hunter, avec Chalumeau ensuite, haut pur-sang de poil blond, de crins d'or comme une vierge scandinave, dont on m'avait |