818 REVUE DES DEUX MONDES. l'expression la plus parfaite du méphistophélisme congénital de la révolution russe. Il n'a jamais eu que des grimaces gouailleuses pour la moindre manifestation d'une aristocratie intellectuelle, artistique, littéraire ; il a toujours tiré la langue à la poésie et livré la fleur de la vie au piétinement des bottes moujiks. Hissé au faîte du pouvoir, ii s'est contenté, au Kremlin, d'un cabinet de travail à peine plus confortable que son garni de Zurich ou de Carouge : une table à écrire, des chaises viennoises, un fauteuil canné et, sur les murs, des diagrammes et des cartes géographiques. Un seul portrait : celui de KarlMarx. Un seul bibelot : un singe en bronze avec un crâne humain dans les pattes, symbole du darwinisme. Par les fenêtres, Moscou a beau déployer ses féeries byzantines... Pour le prophète en veston râpé qui mâche une croûte de pain noir entre deux séances du comité exécutif, l'univers se réduit à ces diagrammes, à ces cartes, à ce gorille, premier ancêtre du prolétariat victorieux. A l'usage des camarades qui éteignent des cigarettes contre des Gobelins, la pensée se dépouille de son auréole. Et, derrière le masque mongol, on entend ricaner l'éternel Smerdiakof des Frères Karamzsof. Tout ce sadisme n'a pas seulement dépravé d'une manière irréparable les moeurs du parti communiste : il en a pourri aussi le cerveau ; il en a vicié les procédés de raisonnement. Qu'il s'agisse de science, de philosophie ou de politique courante, c'est la même absence de scrupules dans les moyens ; la même violence imposée aux réalités pour les emprisonner dans des cadres marxistes ; la même exploitation des plus bas instincts et des plus odieuses promiscuités. Tout est permis au service de la « cause » : collaboration avec l'Okhrana, avec l'État-major ennemi, avec les banques étrangères, avec les récidivistes de droit commun. L'un des Possédés de Dostoïevsky, Verkhovensky, avait déjà découvert un facteur révolutionnaire dans Fedka, le forçat. Lénine n'a fait que pousser au paroxysme cette indulgence envers les bagnards. Les émeutiers de salon, les snobs communistes devraient lire et relire les Années de victoire et de défaite, par Vladimir Voïtinsky, témoignages écrasants sur les tares morales et intellectuelles du sectarisme moscovite. Recueillis par un ami écoeuré, les aphorismes de Lénine sont un effroyable miroir : « On ne fait pets la révolution avec des mains propres, ni en |