10 PSYCHOLOGIE xw n°10 Décembre 2010 Frères et sœurs : l’amour qui fait mal AFP PHOTO STEPHANE DE SAKUTIN Marcel Rufo Le professeur Marcel Rufo est pédiatre, pédopsychiatre, ancien directeur de la Maison des adolescents à Paris. Il est actuellement chef de service de l’Unité d’adolescents « Espace Arthur », au CHU Timone, à Marseille. Il a écrit de nombreux ouvrages. Il présente sur France 5 Allo Rufo, une émission quotidienne diffusée à 10h05, pendant laquelle il répond aux questions des téléspectateurs concernant les enfants, petits et grands. PAROLE DE SAGESSE Histoires de frères Le premier livre de la Bible, la Genèse, évoque plusieurs grandes rivalités entre frères. La jalousie de Caïn envers son frère Abel (chapitre 4) le conduira au fratricide. Aux chapitres 25 et suivants, Jacob et Esaü, les jumeaux d’Isaac et Rébecca, se disputent le droit d’aînesse et l’héritage de la promesse faite par Dieu à leur père Isaac. À partir du chapitre 37, c’est toute l’histoire de Joseph, fils de Jacob, qui suscite la jalousie de ses onze frères. a « Famille. Les relations dans la fratrie peuvent être plus fortes que n’importe quelle amitié. Pourtant même lorsqu’elles sont bonnes, elles ne sont souvent pas simples. Et deviennent parfois très conflictuelles. D’où vient la complexité particulière de ces liens ? Nul ami tel qu’un frère ; nul ennemi comme un frère. » Ce proverbe indien résume bien la complexité des relations fraternelles : l’amour et la haine ne sont souvent pas très éloignés et les deux sentiments peuvent alterner… L’ambivalence des relations frèressœurs tient au contexte dans lequel elles grandissent. Bien sûr, la fratrie est unie par ses racines : l’histoire vécue ensemble, les moments partagés, la mémoire des objets qui passent d’enfant en enfant et les lieux de la vie familiale. La fratrie se construit en partageant une grande proximité quotidienne qui fait naître une intimité. Cette histoire en commun crée des liens si forts entre frères et sœurs, que jalousies et rivalités, sauf exception, ne les détruiront pas. Le temps vient toujours guérir ou au moins apaiser les tensions au cœur des fratries. Elles offrent ensuite de bons, voire de merveilleux souvenirs des moments partagés. Cependant, les parents doivent accepter que la vie n’est pas linéaire : la qualité des relations au sein de la fratrie varie selon les périodes, les âges et les écarts d’âge entre les enfants. Par ailleurs, la plupart des parents croient naïvement que leurs enfants vont s’aimer parce qu’ils ont le même sang. C’est une erreur. Les relations qui unissent les frères et sœurs sont le résultat d’une grande intimité, qui n’est pas choisie mais imposée par les parents. Il y a parfois des liens fraternels plus forts entre amis qu’entre frères de sang et de vrais divorces sont possibles au sein d’une fratrie. La fraternité est donc aussi une relation conflictuelle, avant d’être une relation d’amour. En ce sens, elle est une « maladie d’amour », faite de rivalités et de complicités. Les mythes fondateurs des grandes civilisations illustrent bien cette réalité au cœur de la fratrie : dans la Bible, Caïn tuant son frère Abel par jalousie, dans la mythologie romaine, Romulus tuant son frère Remus pour fonder Rome. TOUT COMMENCE PAR UN DRAME Cette douloureuse rivalité prend racine dans les origines de la fratrie : n’oublions pas qu’elle naît à l’instant de la conception d’un second enfant par le couple. Aussitôt la vie de famille en est bousculée et l’heureux enfant unique est destitué de son trône pour devenir… un aîné. Ainsi, toute fratrie commence par un drame affectif : l’aîné, qui a passé plusieurs mois ou années seul avec ses parents, voit l’édifice de son bonheur s’effondrer avec l’arrivée du second. Désormais, il va falloir partager avec ce petit intrus qui lui fait perdre sa place de préféré des parents. Et ainsi de suite avec l’arrivée des enfants suivants : à chaque fois, le petit dernier est détrôné et souffre… Si l’enfant souffre tant, c’est qu’il doit partager ce dont il a le plus besoin pour vivre : l’amour. Et l’amour de ses parents – de sa mère en particulier – est le seul qu’il connaisse. Si le cadet est du même sexe, la concurrence est exacerbée en raison de la rivalité directe. LEXIQUE Héritage L’héritage est toujours une affaire compliquée même lorsque tout est bien prévu. La mort des parents et leurs souhaits écrits concernant la transmission de leurs biens ravivent les craintes archaïques de l’enfance : suis-je ou non l’enfant préféré, qui a été le plus aimé de nous tous ? En outre, la disparition des parents « autorise » chacun à dire ce qu’il pense depuis longtemps : l’agressivité, les rancœurs et la jalousie contenues s’expriment alors... Les querelles autour des partages peuvent susciter des réactions disproportionnées face à la valeur des objets en jeu. QUESTION DE PRÉFÉRENCE Seuls les parents croient que c’est une chance merveilleuse d’avoir des frères et sœurs ! Au fond de lui, tout enfant, même s’il en réclame, rêve de ne pas avoir à partager ce qu’il a de plus précieux : ses parents, ses jouets, sa chambre, etc. En effet, s’il sait au fond qu’il sera toujours aimé, la question pour l’enfant est de savoir où va la préférence des parents. Ainsi, la construction de la fratrie se base sur un sentiment fondateur : la jalousie, de l’aîné envers son cadet, de celui-ci envers son aîné qui jouit |