CONVERSATION virent un espoir dans la nouvelle civilisation naissante. C’est ce qui explique la pénétration de l’islam en Espagne, pour ne citer que cet exemple. Ce sont les juifs et les chrétiens d’Espagne qui firent appel aux musulmans, pour les délivrer de l’oppression qu’exerçaient sur eux les Wisigoths, qui étaient aussi des chrétiens. Tout ne s’explique pas dans ces conquêtes musulmanes par des considérations prosélytes et religieuses. Cependant, et comme toute religion qui entre dans la logique de la civilisation, de la politique et de l’identité, les dimensions spirituelles et morales de l’islam ont payé un certain tribut. Pourquoi a-t-on pourtant le sentiment et, malheureusement, de multiples illustrations quasi quotidiennes, que l’islam est la religion qui a, de nos jours, le plus de mal à accepter l’altérité confessionnelle et la liberté de conscience ? En effet, les pays à majorité musulmane se trouvent dans une courbe de leur histoire qui ne permet pas une approche juste et apaisée de ces questions essentielles, au xxi e siècle. Mais n’exagérons rien, l’intolérance n’est pas la règle dans ce que nous appelons ici, en Occident, le « monde musulman ». Évitons l’effet de loupe médiatique. Quant aux sources scripturaires, là aussi, il faudrait souligner qu’il est frappant d’y voir la récurrence des passages faisant l’éloge de la diversité, présentée comme le signe même de l’Unicité de Dieu. La première forme de diversité évoquée dans le Coran est celle de la diversité biologique, notamment celle des espèces animales. Les hommes sont étonnamment considérés comme partie de cette diversité biologique en tant qu’espèce au sein du monde animal 12. L’homme fait partie de la nature, il n’est pas à côté, il procède de cette diversité, et est donc invité à respecter cet ordre naturel de biodiversité, comme on dit aujourd’hui. La deuxième est celle de la diversité ethnique et culturelle : « Parmi Ses signes, la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs 13 » ; « Ô vous les humains, nous vous avons créés à partir d’un mâle et d’une femelle et nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous entreconnaissiez 14 ». La troisième est la diversité religieuse : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté – religieuse 15. » La question qui se pose est : comment un Texte peut faire l’éloge de la différence et de la diversité comme signe de Dieu et s’opposer en même temps au fait de quitter sa religion ? Cette question nous mène au sujet de l’apostasie. Qu’en est-il vraiment ? Comme beaucoup de sujets de l’islam, nous sommes en présence de Textes qui paraissent contradictoires. Des versets qui soulignent la garantie de la liberté religieuse, puis un hadith qui vient les heurter de plein fouet en affirmant : « Celui qui change sa religion, tuez-le16 ! » Comment comprendre cette contradiction ? Tout d’abord ce hadith, comme le reste des hadiths, n’est 44 JUNKPAGE 29/décembre 2015 12. Coran, 6:38. 13. Coran, 30:22. 14. Coran, 49:13. 15. Coran, 5:48, 42:8. 16. Rapporté par Bukhârî. 17. Rapporté par Bukhârî. 18. Bukhârî, n°3177 et 6914. 19. C’est l’autre nom de dhimmî ; il signifie le « pactisant », celui qui s’engage à vivre en paix qu’un fragment isolé de son contexte, sachant que celui qui rapporte les paroles du Prophète rapporte souvent une partie d’un long discours ; deuxièmement, il rapporte ce qu’il a compris et non ce qu’il a entendu avec exactitude, contrairement au Coran qui est appris par cœur et transmis à la lettre. De plus, Ibn’Abbas, qui le rapporte, ne mentionne pas explicitement qu’il l’aurait entendu directement de la bouche du Prophète. En outre, d’autres hadiths parlent quant à eux de l’apostat qui brise le lien de la communauté, c’est-à-dire une apostasie accompagnée d’une rébellion armée et donc un trouble de l’ordre public ou une guerre civile. Et donc l’injonction traduite par « tuez-le » signifierait plutôt ici « combattez-le », comme il est d’usage en arabe. Si l’on part du principe de non-contradiction et pour rester fidèle à l’esprit du Coran, cette violence doit être lue dans le sens du paradigme de la défense contre l’insurrection armée et non contre l’apostasie en tant que telle. Un hadith vient conforter cette lecture : il indique que le Prophète avait accepté l’apostasie pacifique d’un musulman qui est venu lui demander de lui permettre de dissoudre son allégeance à l’islam et de partir rejoindre pacifiquement sa tribu païenne et la campagne d’où il était originaire. Le Prophète ne l’en a pas empêché 17 … Évoquant ce sujet de la liberté de conscience, on ne peut éviter le statut des minorités non musulmanes dans le monde dit musulman, donc le sujet de la « dhimmitude ». Commençons tout d’abord par cette parole du Prophète : « Celui [le musulman] qui verse le sang d’une personne non musulmane vivant en paix avec les musulmans (mu’âhid) ne verra pas le Paradis 18. » Cette menace eschatologique, on ne peut plus redoutable, met en péril le salut de l’âme du musulman s’il touche à un nonmusulman innocent. L’islam fixa alors le statut juridique du dhimmî (protégé) ou mu’âhid 19 dont bénéficiaient les « Gens du Livre » (ahl al-kitâb), juifs et chrétiens, considérés comme faisant partie de la communauté (umma) politique nationale. Il pourrait être étendu à d’autres communautés. Toute une littérature juridique médiévale classique se développa autour du statut de dhimmî. Il s’agit d’une citoyenneté inachevée 20, vu l’univers et la culture politiques de cette époque. Ce statut a pris des définitions multiples selon les courants juridiques. Toutefois, une certaine conception se rapproche étroitement de la doctrine moderne de la citoyenneté qui considère que le juif ou le chrétien qui avec les musulmans. 20. Une citoyenneté inaccomplie uniquement par rapport à ce qu’est cette notion aujourd’hui, laquelle reste étroitement « L’allégeance politique et citoyenne d’un musulman à une nation ou un pays, quel qu’il soit, peut être totale de même que son allégeance spirituelle à l’islam, comme religion, est totale également. Il s’agit de deux allégeances qui relèvent de deux répertoires différents et non opposés. » liée à la notion de l’Étatnation, autre notion politique moderne. Or la dhimmitude était le mode politique le plus approprié pour participe à la défense de la nation n’a pas à payer l’impôt spécifique appelé jizya – lequel, soulignons-le, était beaucoup moins important que la zakât, contribution que verse le musulman et dont les minorités religieuses sont aussi bénéficiaires. La philosophie de cet impôt lié à la « dhimmitude » est résumée par la règle canonique suivante : « Pour la défense de la nation, les musulmans versent leur sang et les minorités religieuses versent un impôt. » Cette règle au fond vise à ne pas gêner le juif ou le chrétien ou tout individu appartenant à une autre minorité en l’obligeant à participer à la guerre pour défendre au prix de sa vie une nation qui appartient majoritairement à une religion qui n’est pas la sienne. Une sorte d’objection de conscience avant la lettre, en fait. Nous comprenons dès lors pourquoi cette même doctrine juridique considère que le musulman qui refuse de s’engager dans le service militaire doit payer le même impôt qu’un dhimmî. Cet impôt ne concernait que les hommes en capacité d’accomplir le service militaire – les femmes, les vieillards, les moines et les handicapés en étaient exemptés. Il faudrait dire ici en passant que les guerres menées par l’umma étaient défensives et séculières, d’ordre géopolitique, en ce sens qu’elles ne visaient pas à imposer la religion, mais à défendre les intérêts de la nation et sa souveraineté et à assurer la sécurité des minorités religieuses non musulmanes contre toute agression intérieure ou extérieure. En effet, le consensus omnium canonique (ijmâ’) énonce : « Si une minorité [non musulmane] est menacée par un ennemi, tous les musulmans, hommes et femmes, doivent la défendre au prix de leur bien et de leur sang, même s’ils [les musulmans] doivent tous périr 21. » Ici, nous voyons bien que les notions de jihâd et de martyre ne signifient pas une guerre ou une mort uniquement pour défendre l’islam et les musulmans, mais aussi pour défendre la justice universelle, impliquant de sacrifier sa vie pour des non-musulmans. Le concept de « dhimmitude » relève d’une certaine théologie politique qui visait au départ à mettre les juifs et les chrétiens à l’abri des conversions forcées et à leur garantir la dignité humaine. Malgré son aspect humaniste en phase avec l’époque, il fut souvent mal interprété et mal appliqué. Des exactions furent commises au cours de l’histoire musulmane à l’égard de ces minorités. Exactions et injustices dont les motifs — injustifiables — étaient souvent d’ordre économique et politique. les minorités et le plus réaliste pour le contexte politique mondial de l’époque. Il faudrait éviter dans ce domaine de commettre un anachronisme. 21. Ibn Hazm, d’après Al- Qarâfî, Al-Furûq, vol. II, partie 3, p.14. |