Interview C’est un vendredi à Abu Dhabi, le premier jour du week-end dans les Émirats, quand les expatriés commencent à noyer leurs soucis de la semaine dans la bière et le vin blanc. Padraig Harrington arrive en chaussettes, souliers de golf à la main. On l’accompagne là où doit avoir lieu le shooting photo, quand trois jeunes filles se mettent à hurler en l’apercevant. « Oh Padraig, s’il te plaît, fais une photo avec nous, mon frère va être incroyablement jaloux ! » Le gentil et souriant Padraig s’exécute, et dix mètres plus loin, il remet ça avec trois jeunes compatriotes comblés par le hasard. « Ah, les groupies… », murmure-t-il, faussement blasé… Au cas où vous en douteriez encore : Padraig Harrington est une vraie star dans le monde du golf anglo-saxon depuis qu’il a décroché trois Majeurs entre juillet 2007 et août 2008. Certains assurent qu’il n’a aucun charisme et ils ont tort : il suffit de lancer la conversation pour tout de suite déceler au fond de ses yeux cette malice et cette folie qui le rendent si particulier. Et incroyablement bavard aussi. Le confrère anglais passé juste avant nous ne le voulait que dix minutes, mais a dû s’y coller pendant une grosse demi-heure. Nous avions négocié 30 minutes d’interview et de shooting photo, il nous a donné 1 h 15, et on y serait encore si on n’avait pas mis fin au rendez-vous. Avec Padraig Harrington, ça part souvent dans tous les sens et ça va très loin. Et il est tellement persuadé que son histoire au plus haut niveau n’est pas terminée qu’il donne envie de le croire… Journal du Golf : Votre préparateur mental Bob Rotella a écrit un livre intitulé Jouer au golf sans viser la perfection (Golf Is Not a Game of Perfect). D’accord avec ça ? Padraig Harrington : Tout à fait. Mon père a joué au football gaélique, c’était l’un des meilleurs joueurs du pays. Il a toujours été clair à propos du golf, et sa devise était : « Tu ne peux pas atteindre la perfection, mais tu peux au moins essayer d’approcher l’excellence. » Alors c’est sûr que dans un coin de ma tête, j’ai toujours cette idée de perfection. Mais la logique veut qu’on ne l’atteigne jamais. Si vous envoyez votre drive sous les arbres dès le premier trou, mais que vous marchez vers votre balle avec un grand sourire, vous aurez un bien meilleur lie que celui qui marche tête basse La recherche de perfection est-elle selon vous l’un des pires pièges du golf ? P.H. : Aucun doute là-dessus. Je vois comment j’ai fonctionné ces deux dernières années, et je vois aussi comment fonctionnent les autres : on essaie toujours de se comparer à son tout meilleur niveau. Alors que l’idée, ce serait plutôt de se juger par rapport à son jeu moyen. Du coup, on se laisse perturber parce qu’on essaie d’améliorer encore nos points forts, alors qu’on devrait plutôt penser à progresser sur le niveau de jeu moyen. Ce serait bien plus profitable à long terme. Jim Furyk a affirmé récemment : « Le golfeur professionnel va jouer 67 et maudire les deux coups qu’il a manqués, alors que le golfeur amateur va jouer 90 et se délecter des deux coups qu’il aura réussis… » P.H. : Je vais vous dire ceci, et c’est valable pour n’importe quel golfeur professionnel : si vous allez voir un joueur qui vient de prendre trois putts sur le 18 pour scorer 69, il sera plutôt grognon et très déçu. Et vous allez en voir un autre qui vient de faire birdie sur le dernier trou pour ramener un 70. Eh bien il sera d’une humeur exquise. Pourquoi ? Parce qu’en golf, ce que vous avez fait en tout dernier a une importance capitale, et on a tendance à oublier ce qu’il s’est passé avant. Le golfeur est très capricieux, c’est pour ça que les psychologues du sport ont un très bon avenir avec nous (sourire). On se laisse facilement entraîner. La préparation mentale, c’est quelque chose de ponctuel ou de permanent chez vous ? P.H. : Je suis dessus en permanence. Je travaille avec Bob Rotella, mais aussi avec Dave Alred, qui est surtout connu pour sa collaboration avec le rugbyman Jonny Wilkinson et sa préparation des pénalités. Bob m’aide beaucoup sur le côté hors parcours, la façon dont je considère le golf quand je ne joue pas. Avec Dave, c’est plus ce qui se passe entre deux coups et sur les conséquences de mes coups. La psychologie, c’est environ 95% du jeu. Et la difficulté est là : ce n’est pas tant le fait de comprendre ou de bien s’entraîner, mais plutôt d’être capable de le faire correctement tous les jours. Parce qu’on sait tous ce qu’on a à faire… Je vais vous donner un exemple : si vous envoyez votre drive sous les arbres dès le premier trou, mais que vous marchez vers votre balle avec un grand sourire, vous aurez un bien meilleur lie que celui qui marche tête basse. Ça vous fait marrer, hein ? Vous vous dites que ce n’est pas possible ? Et pourtant… Si vous arrivez à votre balle en étant de mauvaise humeur, non seulement vous ne verrez pas toutes les options qui s’offrent à vous, mais en plus, vous choisirez sans doute la plus mauvaise. Dit comme ça, ça sonne comme une évidence à votre niveau… P.H. : Tous les golfeurs professionnels savent qu’il faut voir les choses de façon positive sur le parcours, qu’il faut devenir « son meilleur ami ». Mais 95% d’entre nous ne se comportent pas ainsi dès que les choses vont mal. La difficulté en golf, ce n’est pas de savoir, mais de savoir appliquer. C’est tellement facile de prétendre qu’on n’a pas de chance… 24 |