AMENS SANA PROSPECTION lors que 80’000 patients y sont pris en charge chaque année en Suisse, pour une durée moyenne de 2,6 jours, les services de soins intensifs – communément appelés « réa » en France – continuent d’inspirer un mélange de fascination et de crainte. Dans l’imaginaire collectif et celui, toujours foisonnant, des séries TV, ils sont perçus comme un monde à part, un univers quasi mythologique à cheval entre la vie et la mort. Respirateurs, pompes cœurpoumon, pompes à médicaments, machines d’épuration extrarénale : le corps y est souvent relié à des machines ultra-performantes aux noms évocateurs. Et l’action des médecins « intensivistes », ces spécialistes reconnus comme tels depuis 2001 par la FMH, l’association professionnelle des médecins en Suisse, y est tendue vers un but principal : le maintien des fonctions vitales. Mais de quoi parle-t-on exactement ? « Lorsque la vie d’un patient est menacée par la défaillance d’un ou de plusieurs organes vitaux (ndlr : par exemple après un arrêt cardiaque ou une chirurgie majeure, en cas d’infection grave, d’insuffisance rénale ou respiratoire aiguë, ou encore de coma), il s’agit d’une situation de 42 réanimation », précise Philippe Eckert, chef du Service de médecine intensive adulte du CHUV. « Ces situations nécessitent une intervention immédiate à l’aide de moyens mécaniques (ventilation, soutien circulatoire) et médicamenteux, ainsi qu’une surveillance constante », poursuit-il. Si des avancées récentes telles que l’ECMO (de l’anglais « extracorporeal membrane oxygenation ») – « une technique d’assistance qui assure aussi bien le débit sanguin que l’oxygénation du sang par une machine pour une durée prolongée » – peuvent donner l’impression d’un environnement toujours plus technicisé, les soins intensifs ne sauraient être réduits à une « médecine d’appareillage ». C’est un endroit où « les soignants essaient justement par tous les moyens de garder un contact avec les patients de façon plus proche qu’avec le seul intermédiaire des machines », estime Philippe Eckert. IDENTITÉ FRAGILISÉE L’anthropologue Christine Bergé a enquêté durant dix ans dans le Service de réanimation postopératoire et traumatologique de l’Hôpital Lariboisière, à Paris. Elle en a tiré un livre, La vie entre chien et loup, publié en 2007 aux éditions Robert Jauze et illustré par des photographies de Jacqueline Salmon. « Ce qui m’a frappée lors de mon travail de terrain, c’est de constater à quel point ces patients, qui arrivent généralement dans un état inconscient, ont une identité fragilisée », explique l’auteure. « Le Service de réanimation est le lieu où on les maintient en vie physiquement, mais aussi socialement. » Puisque la personne ne peut pas parler, « ce sont les machines qui permettent de déchiffrer son corps ». Les professionnels reconstituent quant à eux l’histoire du patient sur la base des informations fournies par les voisins, la famille, etc. L’anthropologue ajoute que, dans un contexte « où tout est très fragile, la notion d’intelligence collective prend toute son importance ». Un réseau serré se tisse autour du patient. Le personnel médico-soignant « participe à de nombreux briefings, verbalise chaque geste et le consigne soigneusement par écrit ». Christine Bergé rapporte également que les soins intensifs constituent « un endroit où l’on reçoit beaucoup au niveau émotionnel ». Les professionnels qu’elle a interrogés se décrivent comme « des espèces de combattants » aux prises avec la mort. « Drogués au stress », toujours sur la corde raide, « ils ont une conscience accrue du caractère éphémère de la vie ». Pourtant, « ils ne supportent pas de perdre un patient ; il en va de leur déontologie ». Qu’ils soient médecins, infirmiers ou aides-soignants, ils font tous face à un double défi, « le défi de la vie et le défi médical ». |