Toxic World 12 Horizons n o 123, décembre 2019 Produits chimiques : apprendre à vivre dans l’incertitude « Seule la dose fait qu’une chose est un poison », disait le médecin Paracelse au XVIe siècle. Mais est-il vraiment possible de déterminer un seuil avec exactitude ? Voici comment la science gère cette incertitude. Par Yvonne Vahlensieck « sans doute la substance la plus étudiée au monde », écrit l’Office fédéral de la santé C’est publique (OFSP) à propos du bisphénol A ou BPA, ce composé chimique trouvé dans d’innombrables produits en plastique. On le soupçonne depuis des décennies de modifier l’équilibre hormonal et d’entraîner de graves atteintes à la santé telles que la stérilité et l’obésité. La preuve de sa présence dans les biberons et les lolettes a provoqué un émoi particulier. L’OFSP se montre rassurant : « Selon les connaissances actuelles, le bisphénol A ne présente pas de risque pour la santé, car l’exposition de la population est trop faible pour être dangereuse. » Les autorités continuent cependant à prendre des mesures pour réduire l’utilisation du BPA et, depuis 2017, l’interdisent dans les biberons. Malgré tous les efforts consacrés à cette question, malgré des centaines d’études scientifiques, on ne sait toutefois toujours pas vraiment à quel point cette substance est dangereuse. Et qu’en est-il de tous les autres produits chimiques d’usage quotidien bien moins étudiés et donc moins connus que lui ? Deux cents millions de substances En principe, tout est réglementé de manière très précise : dans l’Union européenne, tout producteur voulant mettre en circulation une substance chimique dans une quantité dépassant la tonne doit fournir un dossier sur ses propriétés dangereuses. Pour des quantités supérieures à 10 tonnes, il doit également fournir une évaluation des risques et indiquer dans quelle mesure et à partir de quelle quantité la substance présente un risque d’intoxication, de troubles du développement ou de cancer. La manière et les circonstances dans lesquelles les gens entrent en contact avec cette substance doivent aussi être prises en considération. En Suisse, la législation sur les produits chimiques s’aligne étroitement sur le règlement de l’UE nommé REACH, entré en vigueur en 2007 (voir encadré : « Un règlement européen strict mais critiqué »). Quelque 22 000 substances ont été à ce jour enregistrées auprès de l’Agence européenne des produits chimiques. Mais beaucoup se demandent si le système est à la hauteur du défi. L’évaluation complète des risques est très exigeante, et le nombre de nouvelles substances ne cesse d’augmenter : la banque de données Pubchem en répertorie plus de 230 millions. La plupart d’entre elles n’ont jamais été testées ou du moins pas selon les normes actuelles parce qu’elles sont employées en petites quantités. « Il n’est pas du tout réaliste de faire une évaluation approfondie et de fixer un seuil précis pour chaque substance existante », déclare Comment évaluer les perturbateurs endocriniens ? De nombreux produits chimiques interagissent avec le système hormonal et peuvent engendrer des problèmes de santé et du développement. Mais peut-on vraiment déterminer une dose sûre pour ces perturbateurs endocriniens ? La réponse divise les spécialistes depuis de nombreuses années. Les tests toxicologiques usuels partent du principe que les effets augmentent avec les doses. En conséquence, il existe un seuil en deçà duquel une substance est inoffensive. Mais des scientifiques objectent que ce principe ne s’applique pas aux perturbateurs endocriniens : en raison des interactions biologiques, une dose faible peut parfois avoir un effet plus important qu’une dose élevée. Deuxième point : les perturbations du système endocrinien ne se manifestent souvent que plus tard dans la vie, ce dont les évaluations des risques ne tiendraient pas compte. Les partisans de l’approche toxicologique critiquent pour leur part le fait que ces résultats ne proviennent que de cultures cellulaires et de modèles animaux. Le débat est loin d’être clos. |