L’Antiquité est un formidable terrain d’exploration et surtout de projection pour les artistes de la fin du xviii e siècle où chaque héroïne athénienne ou romaine incarne une certaine vision de la femme française. Rome/Athènes LES DEUX VISAGES DE LA FEMME SOUS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE Par Carole Blumenfeld, commissaire de l’exposition La Grèce joue un rôle crucial dans l’imaginaire de la fin du xviii e siècle. Dès 1763, le baron Grimm assure que « la décoration extérieure et intérieure des bâtiments, les meubles, les étoffes, les bijoux de toute espèce, tout est à Paris à la grecque ». Or vingt-cinq ans plus tard, écrivains, artistes et mondains ne se contentent plus d’une Grèce rêvée, mais désirent, au contraire, être au plus près de la vérité. En découvrant mille détails précis sur les saveurs, les odeurs et les usages dans l’ouvrage de l’abbé Barthélemy, le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, paru en 1788, Élisabeth Vigée-Le Brun organise ainsi son célèbre « souper grec » où ses convives se délectent du « vieux vin de Chypre », du son des lyres, du parfum du myrte ou du laurier. L’impact de cette soirée est tel que la presse anglaise, autrichienne, russe et italienne évoque ce « tableau animé par le génie » avec « Corinne, Alée, Pindare, et bientôt enfin de toutes les illustrations de la Grèce ». Or, dès les premières heures de la Révolution française, cette nostalgie d’une Antiquité aimable prend une envergure bien différente puisqu’elle épouse les aspirations des partisans de la liberté féminine, un glissement subtil. Tandis que la femme romaine mise en scène par les écrivains et les peintres, Cornélie mère des Gracques en tête, incarne la dévotion envers sa patrie et sa famille, l’Athénienne, délivrée des entraves sociales, ignorant le poids des préjugés, symbolise la recherche du savoir et de l’indépendance. Le choix des sujets des artistes en temps troubles n’est guère anodin, en particulier lorsque la censure, réelle ou inconsciente, jette un voile sur les causes défendues jusqu’alors haut et fort. L’exposition qui sera présentée l’été prochain au Musée Jean-Honoré Fragonard sera une première, tant en raison de l’accès aux œuvres, la plupart conservées en mains privées, que de l’interprétation qui sera défendue. Le « genre gracieux » de Lagrenée, Regnault, Landon, Mallet ou Prud’hon, souvent regardé avec dédain par la critique de Salon révolutionnaire et fort peu étudié depuis, mérite en effet une lecture plus approfondie. En alliant la noblesse de l’antique et la grâce de Léonard, il illustre le préromantisme français, et ouvre toute une page de l’histoire de l’art du xix e siècle. De L’Amour fuyant l’esclavage, commandé par le dernier grand amour de Mme du Barry au peintre Vien, à Aspasie s’entretenant avec les hommes les plus illustres d’Athènes de Monsiau, nous inviterons le public à ne pas être dupe des messages politiques. Discours qui, transmués en une Grèce pure, nous font découvrir des textes aussi engagés en faveur des mœurs féminines que le Manuel des boudoirs, ou Essais érotiques sur les demoiselles d’Athènes, ou les Fêtes et courtisanes de la Grèce qui vont bien au-delà d’un libertinage apparent. Nous proposerons aussi aux visiteurs de réfléchir aux définitions de l’amour explorées par les artistes français, à une heure où poètes et peintres tentent d’en cerner les premiers émois, les plus vrais, les plus délicats. Ces jeux de l’amour et du hasard de jeunes gens tantôt timides, tantôt piqués de jalousie, tous vêtus « à la grecque », annoncent les écrits de Musset, de Stendhal, de Flaubert. La pureté et la vérité des sentiments sont aussi une façon de résister à la chape de plombqui voudrait, au nom de l’ordre et de la morale, empêcher la femme française d’être cet être sensible et libre, alors admiré dans toute l’Europe. Exposition du 25 mai au 22 septembre 2019 Musée Jean-Honoré Fragonard 14, rue Jean Ossola, Grasse Tél.  : 04 93 36 02 07 Entrée libre EXPOSITIONS Fragonard magazine 103