32 « LA NOTION DE VALEUR EST UN CONSTRUIT SOCIAL » Florence Jany-Catrice, économiste au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) du CNRS, dirige actuellement une étude sur la valeur socioéconomique des bibliothèques publiques. Elle revient sur la difficile définition de ce qu’est la « valeur » et rappelle qu’il s’agit d’une construction historique, à manier avec précaution lorsqu’on étudie l’impact d’un service public. En quoi consiste votre travail d’économiste ? Au Clersé, économistes et sociologues travaillent de manière conjointe sur des objets de l’économie. J’ai commencé par l’étude des économies de services, dans la lignée de l’économiste français Jean Gadrey. Reconnaître que, dans une économie de services, il s’agit plus de soigner, d’accompagner, d’éduquer, d’animer, de conseiller, que de produire des biens, conduit à penser autrement le monde économique et ses performances. J’ai d’ailleurs travaillé sur la présence des femmes peu qualifiées dans les métiers du care, comme ceux d’assistante maternelle ou d’aide à domicile. Depuis deux décennies, je m’intéresse aux indicateurs macroéconomiques comme le produit intérieur brut (PIB), la croissance, l’indice des prix à la consommation. Je suis frappée par le fait que les statistiques soient à ce point considérées par les médias, le grand public et parfois les économistes eux-mêmes, comme des « données ». Il y a une sorte d’enfouissement pour les uns ou de méconnaissance pour les autres du fait qu’elles sont toujours un construit social, élaboré dans un contexte particulier, contingent, historique et répondant à un projet politique spécifique. Par exemple, le PIB est un indicateur des flux de l’activité économique. Il mesure des niveaux d’activités très hétérogènes, de la production d’objets jusqu’à l’aide à domicile, en s’appuyant sur la monnaie. Il a été élaboré après la Seconde Guerre mondiale, alors que la priorité était donnée à la reconstruction industrielle et marchande. ligne d’Malgré les réformes statistiques dont il a fait l’objet, cet indicateur est devenu peu adéquat pour répondre aux défis économiques contemporains de la tertiarisation et du numérique, et aux défis sociaux liés aux inégalités ou à l’écologie. Comment reliez-vous les indicateurs macroéconomiques à la notion de care ? Le care regroupe les valeurs éthiques liées à la relation à l’autre comme l’empathie ou la prévenance, et il est essentiel dans les services. Pourtant, cette dimension des activités économiques est rendue invisible par les indicateurs macroéconomiques, qui peinent à rendre compte de l’intensité relationnelle des activités. Quand on utilise des outils construits pour d’autres contextes, le risque est grand de contre-performance. Par exemple, lorsqu’une augmentation de la productivité du travail est préconisée dans le cadre de l’aide à domicile, dont l’objectif est d’accompagner la personne âgée dans les gestes du quotidien, ces missions risquent d’être perverties. En effet, il est demandé aux aides à domicile de faire des gestes plus rapides qui les conduisent à faire à la place de la personne accompagnée, et non plus à préserver son autonomie. La notion de « valeur » est-elle encore pertinente ? Poser la question de la valeur est en tout cas essentiel. Jusqu’à KarlMarx, la valeur économique renvoie à la notion de « valeurtravail », qui signifie qu’une valeur dépend du travail nécessaire à la production. Cette perspective a été renversée dans les années 1870 par la révolution marginaliste, qui met en avant la notion de « valeur-utilité ». Selon ce concept, la valeur d’un produit doit être liée au service qu’il rend. Je pense pour ma part que la valeur est davantage un construit social, en me référant notamment à L’Empire de la valeur d’André Orléan, directeur d’études en économie à l’EHESS. Bpi-Sylvie Biscioni |