Jean-Yves Jouannais un idiot épanoui -/radiant idiot Son « impossible ouvrage » l’Encyclopédie des Guerres fait l’objet d’un cycle inédit de conférences au Centre Pompidou. Le titre de notre portrait mérite quelques éclaircissements tant il peut paraître injurieux au premier abord… Eminent critique d’art, rédacteur en chef de la très sérieuse revue artpress durant dix ans, professeur, curateur et auteur de plusieurs essais de référence, Jouannais n’a rien d’un idiot, bien évidemment. Dans le monde des arts qui pense, le phénomène de l’idiotie désigne selon l’auteur de L’idiotie, une sagesse occidentale (1) « des créateurs seuls et singuliers, ni vraiment clowns, ni tout à fait mystiques, qui ont fait le choix de n’être pas compris », mais dont le destin s’inscrit aujourd’hui indéniablement dans le courant des modernistes. Sans préméditation aucune, Jouannais rejoint donc le club très sélect de ceux qu’il a autrefois recensés, les Flaubert, Satie, Magritte, Filliou, Jarry, von Trier, etc., ayant chacun dans leur domaine joué à faire les idiots, avec le plus grand sérieux possible. Un corpus absolument absurde Pour sa nouvelle activité qu’il n’est pas certain de pouvoir désigner et encore moins comprendre, JYJ a reproduit la méthode de Bouvard et Pécuchet, les deux imbéciles du roman éponyme de Flaubert supposés érudits, qui ne maîtrisent rien des matières qu’ils abordent… Depuis deux ans, en effet, le plus pacifiste des hommes a décidé de consacrer le temps qui lui reste à constituer une Encyclopédie des Guerres, formée par la compilation de citations qu’il puise ça et là dans des ouvrages relatant des guerres dans le monde, avant la date précise du 6 mai 1945. « Je ne cherche rien de particulier, je n’emprunte rien ni ne consulte l’internet. Tous les jours, je lis ce que je trouve ». Ce livre sans auteur, de l’ordre d’une quête obsessionnelle, a pourtant pris la forme depuis septembre dernier d’un « objetperformance non identifié » dont son instigateur donne lecture une fois par mois au Centre Pompidou (2). Le public est nombreux, fidèle et étrangement féminin. « Plus j’avance, moins je comprends en quoi ce sujet me concerne, mais c’est la première fois que je me sens très fier de ce que je fais ». Cette « longue digestion d’un corpus absolument absurde et sans fin » a bien sûr livré depuis quelques « éléments de réponse », la piste familiale bien sûr (un grand-père mort sous les drapeaux français) ou le fait que JYJ parle de « séance » plutôt que de lecture ou de conférence… Un écrivain sans œuvre « Paradoxalement, cet amour de l’art, expliquait dernièrement Stéphane Corréard dans Particules l’a éloigné de l’activité de critique d’art, qu’il n’exerce plus guère ». JYJ ne se sent pas ‘artiste’pour autant (« On est simplement défini par ses activités »). Parallèlement à ce drôle de projet voué à rester inachevé, cet écrivain d’un seul roman (« il n’y en aura pas de deuxième ») est co-commissaire de la seconde édition de La Force de l’Art, manifestation triennale organisée au Grand Palais, destinée à faire le point sur la création contemporaine française. Associé dès le départ au projet, l’architecte Philippe Rahm a créé spécialement pour le lieu la Géologie Blanche, « un paysage abstrait entièrement blanc, sculpté en fonction des besoins intrinsèques des œuvres des 37 « résidents » présentées dans la Nef ». Hors du bâtiment, les ‘visiteurs’comme Buren, Messager, Orlan ont investi certains lieux de la capitale tandis que les ‘invités’proposent des performances, spectacles vivants, etc. (3) Sinon, JYJ est également curateur de l’exposition Félicien Marbœuf (1852-1924) qui se tiendra à la Fondation d’entreprise Ricard, à partir du 5 juin (4). Créé de toutes pièces par notre homme, Marbœuf serait un écrivain sans œuvre « qui aurait nourri, favorisé à son insu, par sa vie seule et quelques lettres, la plus prodigieuse entreprise romanesque de tous les temps » ; l’ouvrage en question, A La Recherche du temps perdu, et les 56 lettres de la correspondance Proust-Marbœuf, imaginées par JYJ... Sa petite entreprise fictionnelle a donné naissance depuis à un essai (5) et séduit des artistes comme Alain Bublex ou l’écrivain Enrique Vila-Mata… Sur une suggestion de Christian Lacroix, l’exposition de la fondation Ricard est un « projet commémoratif autour de la figure de Marbœuf » : vingt artistes rendent un hommage « réel » à l’écrivain fictif. On adore… pour de vrai ! (1) Beaux-Arts magazine-Livres, sept 2003 - (2) Entrée libre. Programme sur www.centrepompidou.fr - (3) Jusqu’au 1 er juin, Grand Palais. www.laforcedelart.fr - (4) Jusqu’au 11 juillet, 12 rue Boissy d’Anglas, Paris 8 e Tél. 01 53 30 88 00 - (5) Artistes sans œuvres, I would prefer not to, Editions Verticales. Par Mireille Sartore - Photo Faustine Cornette de Saint Cyr His Encyclopédie des Guerres (encyclopaedia of wars) is a cycle of so far unpublished lectures at the Pompidou Centre. The title of our portrait requires some explanation, as it looks distinctly insulting to such an eminent art critic, curator and author of several noted essays. Jean-Yves Jouannais is hardly an idiot. But to him, in the thinking art world the idea of idiocy refers to those « singular, solitary artists, not really clowns, not quite mystics, who have chosen not to be understood » but whose destiny is today undeniably in the « modernist » current. Without premeditation, Jouannais belongs to the club of those he once identified under that title : Flaubert, Magritte, Jarry, etc. « A totally absurd corpus » Two years ago this most pacific of men decided to devote the rest of his life to buildingup an Encyclopédie des Guerres, consisting of quotations he finds here and there in books about wars. « Every day, I read what l've found. » Since last September this book has taken the formof an « unidentified performance object » whose instigator gives monthly readings from it at the Pompidou Centre. « The further I get the less I understand how this subject concerns me, but it's the first time l've felt really proud of what I do. » This « slow digestion of a totally absurd, endless corpus » has naturally produced a few partial answers, such as the family aspect (a grandfather who died fighting for France) and the fact that JYJ talks of his séances rather than readings. Writer with no writings Yet JYJ does not feel himself to be an artist. "One is simply defined by what one does," he says. Alongside this strange project, he's one of the curators of the second edition of La Force de l’Art, a three-yearly event at the Grand Palais that provides an overview of contemporary French creative arts. Architect Philippe Rahm has designed the setting : « a completely white abstract landscape, shaped according to the intrinsic requirements of the works by ‘resident’artists in the big hall ». Apart from that JYJ is curator of the Félicien Marbœuf exhibition to be held at the Fondation d’Entreprise Ricard from 5 June. JYJ's fictional brainchild Félicien Marbœuf is a writer who never wrote but « who without knowing it, just through his life and a few letters, nourished and fostered the most prodigious fiction-writing enterprise of all time » as JYJ puts it. That enterprise being Proust's A la Recherche du Temps Perdu. Meanwhile JYJ's « little enterprise » has since given birth to an essay and attracted artists like Alain Bublex and writer Enrique Vila-Mata. The Ricard Foundation exhibition is a « commemorative project around the figure of Marbœuf » : twenty artists pay real tribute to the imaginary writer. We loved it. For real. mai 2009 www.cotemagazine.com PORTRAIT 17