INTERVIEW PATRIK ENGISCH « Le narcissique, un danger pour la société » Le philosophe Patrik Engisch est chercheur àl’Université de Lucerne. Spécialisé dans l’étudedunarcissisme, le Chaux-de-Fonnier envisagedepublier,courant 2021, un ouvragesur un thème majeuràl’ère des médias sociaux. Comment s’explique votre intérêt pour le narcissisme ? J’ai constaté que les recherches philosophiques sur lenarcissisme étaient plutôt rares, et cela m’a intrigué. En revanche,j’aiété frappé parl’abondance des études àvocation psychologique et sociologique. J’ai observéque le matériel de ces disciplines était gigantesque, mais pastoujours bienorganisé,parfois même un peu confus. Les voyants du philosophe se sontalors allumés : le phénomène du narcissisme pouvait, àmes yeux, faire l’objet d’un travail de clarificationetdedistinctions conceptuelles, deux piliers majeurs de la démarche philosophique. Pourquoi considérez-vous que la notion de narcissisme porte àconfusion ? On atendance àendonner une définition globale, souvent psychologisante, àenfaire un concept porte-manteau. Or,poursaisir le phénomènedanstoute sa complexité, il faudrait, selon moi, différencier trois niveaux : psychologique, anthropologiqueetéthique. TEXTE EUGENIO D’ALESSIO Que recouvre le niveau psychologique ? Il renvoie àuntrait de personnalité, àsavoir une disposition stable àagir et àpenser d’une certaine manière. Ce trait de personnalité secaractérise, notamment, par unsens exagéré de ses qualités et de son importance, un grandbesoin d’admirationetlacapacité d’exploiter toute situation sociale àson avantage. L’idée que les réseaux sociaux font le lit du narcissisme vous paraît-elle pertinente ? La thèse selon laquelle notre société hyper-connectée connaît une montée du narcissisme est récurrente. Or, c’est aller viteenbesogne,danslamesureoù il convientdedistinguer la personnalité narcissique du comportement narcissiqueetdes modes de présentation de soi narcissiques. En d’autres termes, siles réseaux sociaux peuvent être des lieux de manifestations de comportements narcissiques, cela ne signifiepas encore queles personnesqui agissentdelasorte soient des personnalités narcissiques. Le narcissisme serait donc, en l’espèce, davantage social que psychologique ? Oui, et cela s’explique enpartie par le fait que les technologies numériques ne sont pas neutres. Elles intègrent volontairementunbiais narcissiqueet encouragentles comportements nombrilistes, ce quej’appelle une « favorisation » des modes de présentation de soinarcissiques. Elles sontconstruites dans ce but-là. Qu’entendez-vous par là ? Les réseaux sociaux n’ont desocial que le nom : il nous faut abandonner l’idée qu’ils ontpourbut de développer la so- 24 Coopération N°46 du 10 novembre 2020 |