INTERVIEW ALEXANDREJOLLIEN « On abesoin de passer du je au nous » Le coronavirus nous metfaceànotrevulnérabilité, auxtâtonnements de la science,nousinterrogesur notrerapportaumonde.Quelsensdonner àtoutcela ? Le philosophe AlexandreJollien propose des pistes et inviteàpenser « l’après ». Il alalucidité joyeuse des êtres portés parleurquête de la sagesse.Cheminant avec son handicapdenaissance,qui fait aussi la force deses mots. A44ans, Alexandre Jollien prépare unnouveau livre−sur Nietzsche et le maître bouddhiste Trungpa −etespère reprendre bientôt,aux côtésdeBernardCampan, le tournage dufilm « Presque », interrompu enraison du coronavirus. « Je me sens privilégié, car épargné par ce fléau et par les injustices qu’il arévélées », confie-t-il d’emblée, auterme des semaines de confinement partiel passées avec son épouse et leurs trois enfants dans leur appartement lausannois. Comment interprétez-vous cette crise en termes de rapport homme-monde ? La planète est notremaison et c’est tout un art que d’apprendre àcohabiter, à respecter l’autre, l’altérité. La course à l’argent, le matérialisme effréné ont peut-être fait oublier pourquoi nous faisons société, pourquoi nous vivons ensemble. Il est dangereux etmalsain, c’est le cas de le dire, de se couper du réel. Combien d’êtres humains sontmis surlatouche ? La voracité del’homme est telle qu’il en viendrait àbouffer littéralement la nature, àinstrumentaliser,àmaltraiter des millions d’espèces. Descartes, dans Le Discoursdelaméthode, voulait rendre INTERVIEW PRISKA HESS l’homme maître et possesseur de la nature. L’épidémie nous montre que l’homme nemaîtrise pas grand-chose et que l’onnepossède rien. Au fond, il s’agit de toute urgence de partager. La question climatique, le défi de la solidarité et de la justice sociale devraientêtre une prioritéabsolue. N’est-il pas tentant d’y voir une réaction de la nature, voire une forme de punition divine ? Je ne suis ni virologue, ni épidémiologisteetnecrois pas, si un Dieu existe, qu’il soit humain, trop humain jusqu’au point devouloir se venger. Lanotion d’interdépendance quel’ontrouve chez les bouddhistes nous enseigne que nos actions sont comme des graines qui portent des fruits. Que pouvons-nous faire alors ? Mettons tout en œuvre pour que nos manières de vivre, nos comportements aient des effets sur la justice, lacondition sanitaire de toute la planète. Mobilisons-nous contre les inégalités, car c’est là l’un des défis majeurs de l’humanité ! Je dois vraiment faire acte d’humilité etdire que je n’en sais rien sur leterrain de la virologie. Mais ce quenouspouvons faire, c’est nous engager àfond pour améliorer le vivre ensemble et notrefutur. L’interdépendance est-il un concept-clé ? Nietzsche dit que l’homme n’est pas une causa sui. On ne se donne pas sa propre vie, onnesaurait être des selfmade-men ou des self-made-women, et heureusement ! Nous nepouvons pas nous emmurer loin du monde et c’est heureux. Nous faisons partie d’un tout quinousdépasse et largement. Se limiteraux bornes de sa simple individualité est une erreurdeperspective. Et si l’on passait du « je » au « nous » ? Et si l’on osait penser autrement, plus largement, hors du « moiàtoutprix » ? Faceàune crise,il est tentant devouloir repartir comme avant. Mais, précisément, philosopher c’est se convertir,progresser, avancer. « Etsil’onosait penser autrement, plus largement,hors du moi àtout prix ? » Page 27 Le confinement,ajouté àlapeur, ne contribue-t-il pas plutôt à rendre les populations dociles ? Nous avons la chance de vivre dans des démocratiesqui sontrespectueuses des libertés individuelles et du bien commun. Bien sûr, il faut se montrer toujours extrêmement 24 Coopération N°21 du 18 mai 2020 PHOTO GETTY IMAGES |