Rousseau, il assiste au cours d’anthropologie de l’économie de Maurice Godelier, qui le convainc de choisir ce métier. Finalement, le brillant étudiant mène de front un double cursus, obtenant sa licence d’ethnologie (Paris-X, 1972), puis son Capes de philosophie (1974), jusqu’à son sujet de thèse sur l’Amazonie qu’il propose à… Claude Lévi-Strauss. « Contrairement aux sociétés africaines que l’on décryptait bien, l’Amazonie m’attirait par son mystère : il était impossible de saisir ce qui faisait société chez ces Amérindiens vivant en petits groupes dispersés, sans chef, sans histoire apparente, et toujours en guerre. » Grâce à des crédits de mission du CNRS, le jeune homme fait son terrain chez les Achuar de 1976 à 1978 avec son épouse, Anne-Christine Taylor, elle-même anthropologue 3. « Ce qui m’importait, poursuit le chercheur, c’était de saisir le rapport à la « nature » de ces peuples, perçus en Europe tantôt comme de « bons sauvages », tantôt comme des brutes. » La rencontre des achuar Il conduit un minutieux travail ethnographique sur les Achuar. Incantations aux esprits, usage qu’ils font de leur jardin… il étudie de façon systématique les techniques et les représentations grâce auxquelles ce peuple s’insère dans son environnement. Et ses conclusions 8 contrecarrent les interprétations qui prévalent à l’époque, notamment aux États-Unis, dans les études sur l’Amazonie. Selon ces théories, la culture de ces populations était entièrement déterminée par les facteurs environnementaux, comme la quantité et répartition du gibier, par exemple. « Or, en travaillant sur le schème de la prédation chez les Achuar, après avoir observé leurs pratiques de chasse, j’ai établi le contraire : ils considèrent les animaux comme des parents par alliance, à la manière des autres groupes humains potentiellement ennemis. De même, ils se représentent les plantes cultivées comme des consanguins qu’ils choient. Les Achuar entretiennent des relations avec les non-humains, plantes et animaux, dotés d’une âme, avec lesquels ils conversent dans les rêves ou par des incantations », détaille le médaillé. Il déroule ses explications sous le regard approbateur (et la mâchoire menaçante !) d’une figure d’ours en bois : « Un « esprit des animaux », dont le rôle est de veiller à ce qu’on ne leur nuise pas. » Ces résultats sont majeurs : ils remettent en cause l’opposition même entre « nature » et « culture », communément admise en Occident : « Les Achuar y voient plutôt une continuité. » © P.DESCOLA | L’événement cnrs I LE JOUrnAL 02 02 Les travaux menés par Philippe Descola auprès des Indiens Jivaros Achuar ont révolutionné les études sur l’Amazonie. Ils ont d’autant plus d’influence qu’ils sont rapidement publiés (La Nature domestique), puis traduits en anglais. De retour en France, l’anthropologue pose son sac pour commencer à enseigner à l’EHESS où il est recruté comme maître assistant en 1984. « C’est une activité formidable qui permet d’avancer dans ses recherches d’une autre manière que le terrain », affirmet-il. Et il poursuit : « Le terrain vous transforme, car le détour par des façons si différentes de vivre et de penser la condition humaine vous apporte une distance critique par rapport à la vôtre : on est comme suspendu entre des mondes. » les frontières de l’hoMMe De cet effet de perspective naissent aussi des questions qui orientent ses futures recherches. « J’avais compris que notre division du monde entre phénomènes « naturels » et conventions culturelles n’était pas, et de loin, la façon la plus commune de percevoir les continuités et discontinuités entre humains et non-humains. » Son travail ethnographique, associé à sa pratique d’un enseignement « libre » à l’EHESS, le mène « à une réflexion comparatiste ». Il s’interroge : quelle forme de rapports les peuples entretiennent-ils avec leur environnement, d’abord en Amazonie, puis partout ailleurs ? Au fil de ses recherches, il développe sa réflexion sur les manières dont les hommes conçoivent ces relations. Dans Par-delà nature et culture 4, il distingue ainsi les différentes cultures selon la manière dont les hommes envisagent les rapports entre humains et non-humains. C’est dans cet ouvrage qu’il définit ses quatre « ontologies », quatre manières d’envisager la limite entre soi et autrui caractéristiques des sociétés humaines : l’animisme, le totémisme, l’analogisme, le naturalisme. Il élabore aussi les « cosmologies » (représentations de l’organisation du monde) qui en découlent. Aujourd’hui, tout en dirigeant le Laboratoire d’anthropologie sociale, Philippe Descola poursuit ses recherches. Il coordonne l’équipe « Les raisons de la pratique : invariants, universaux, diversité », un « lieu d’échanges avec mes collègues sur les cultures des cinq continents ». En parallèle, il est plongé dans la rédaction d’un ouvrage sur les images, « qui, avant même les énoncés, manifestent les manières de concevoir les relations et les contrastes entre les hommes et les autres éléments de leur environnement 5 ». Enfin, il ne néglige pas l’enseignement. Dans son cycle de cours au Collège de France sur « les formes du paysage », il montre que oui, ce que l’on entend en Occident par « paysage » existe bel et bien ailleurs sous d’autres formes. Une belle leçon pour vivre… en meilleure intelligence avec le monde. 1. Unité CNRS/Collège de France/EHESS. 2.L’ethnologue André Leroi-Gourhan a aussi reçu la médaille d’or en 1973. 3.Aujourd’hui directrice de l’enseignement et de la recherche au musée du quai Branly. 4.Il est l’auteur de nombreux livres, dont Les Lances du crépuscule. 5.Il a organisé l’exposition « La Fabrique des images », auquai-Branly. ConTActs : Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France, Paris Philippe Descola > descola@ehess.fr |